Utagawa Kunisada, Portrait de Hiroshige, 1858.
Gravure sur bois en couleurs, 35,5 x 23,4 cm. Leeds Art Gallery, Leeds.
L’art de l’Ukiyo-e est « une approche spirituelle de la réalité et du naturel de la vie quotidienne, de la communication avec la nature et de l’esprit d’un peuple vif et ouvert, animé d’un appétit passionné pour l’art ». Cette définition de James Jarves résume avec vigueur les motivations des maîtres de l’Ukiyo-e, cette école artistique populaire japonaise si poétiquement surnommée « Le Monde flottant ».
Pour le pèlerin passionné, admirateur de la nature et de l’art, qui a visité l’Orient, il n’est pas nécessaire de préparer la voie vers une compréhension correcte de l’Ukiyo-e. Cet allègre idéaliste se fie bien moins aux dogmes qu’à ses impressions. « Je ne connais rien à l’art, mais je sais ce que j’aime », est le langage de la sincérité, une sincérité qui ne s’appuie pas sur la foi ou la tradition, pas plus que sur des idées toutes faites ou des conventions. Il est vrai que « seuls ceux qui sont résolument déterminés à étudier un art étranger du point de vue d’un autochtone, peuvent aspirer à sonder la profondeur des sentiments et la beauté de cet art ».
Pour celui qui assimile les idées nouvelles de façon instinctive, ou grâce à la capacité d’évaluation de son subconscient, la chose est aisée mais, pour celui dont l’intuition est moins développée, une période d’apprentissage sera nécessaire afin d’apprécier « un élément aussi récalcitrant que l’art japonais, exigeant tout à la fois une certaine attention et le questionnement de toutes les théories préétablies ». Ces esquisses de propos ne sont pas le fruit d’une expression individuelle, mais le résultat d’un effort pour présenter, sous une forme condensée, les opinions de ceux que des études et des recherches ont rendus aptes à parler avec autorité de cette forme d’art japonais, qui dans sa réalisation la plus concrète, l’estampe Ukiyo-e, sollicite l’attention du monde de l’art.
Cependant, l’évolution de l’estampe en couleurs n’est qu’un attribut objectif de l’Ukiyo-e, car, comme l’indiqua le professeur Ernest Fenollosa, « La véritable histoire de l’Ukiyo-e, bien que l’estampe en fût l’une de ses manifestations les plus fascinantes, n’est pas l’histoire de la technique de l’art de l’estampe, mais bien l’histoire esthétique d’une forme d’expression particulière. »
Afin de conclure ces remarques préliminaires, nous ne résistons pas à la tentation de recourir à une ultime citation, car ici Walter Pater affiche sa vision de l’art comme une ambition légitime, quelle que soit sa forme, et pourtant inconciliable avec toute idée préconçue ou tradition : « Le fondement de ce procès légitime n’est pas d’opposer une époque ou une école d’art à une autre, mais bien de confronter toutes les écoles qui se succédèrent, à la stupidité imperméable à la substance, et à la vulgarité hermétique à la forme. »
Ecole Tosa, Vue sur le mont Fuji (Fujimizu), époque de Muromachi, XVIe siècle.
Paravent à six volets (byōbu), 88,4 x 269,2 cm. Collection privée, en dépôt au Musée national de Tokyo, Tokyo.
Ecole Kanō, Poursuite de chiens (Inuoumono), époque d’Edo, vers 1640-1650.
Paravent à volets (byōbu), encre et couleur sur feuilles d’or, 121 x 280 cm. Collection privée.
Utagawa Toyokuni, Vue d’un théâtre kabuki, vers 1800.
Gravure sur bois en couleurs, 37,7 x 74,7 cm. The British Museum, Londres.
Puisque l’école populaire de l’Ukiyo-e fut l’aboutissement d’une évolution de plus d’un millénaire, il est nécessaire de remonter les siècles afin de comprendre et de suivre les étapes de son développement.
Bien que les origines de la peinture japonaise soient obscures, et occultées par la tradition, nul doute que la Chine et la Corée furent les sources directes où le Japon puisa son art ; tout en étant, bien sûr, influencé de façon moins évidente par la Perse et l’Inde, fontaine sacrée de l’art oriental et de la religion, qui progressèrent toujours de concert.
En Chine, la dynastie Ming donna naissance à un style original, qui domina pendant des siècles l’art du Japon. L’ample calligraphie d’Hokusai révèle une influence héréditaire, et ses graveurs sur bois, entraînés à suivre les lignes gracieuses et fluides de son œuvre si authentiquement japonaise, furent déconcertés par ses soudaines échappées vers un réalisme plus anguleux.
Les écoles chinoises et bouddhistes dataient du VIe siècle, aussi l’empereur du Japon, Heizei, fonda la première académie impériale en 808. Cette académie avec l’école de Yamato-e, établie par Fujiwara Motomitsu au XIe siècle, aboutirent à l’illustre école de Tosa qui, avec celle de Kanō, son auguste et aristocratique rivale, conservèrent une suprématie incontestée pendant des siècles, jusqu’à ce que ne vienne les défier la plébéienne école d’Ukiyo-e, inspirée du peuple du Japon.
Anonyme, Cavaliers acrobates coréens, 1683.
Gravure sur bois, 25,3 x 37,2 cm. Victoria & Albert Museum, Londres.
Katsushika Hokusai, Théâtre kabuki à Edo vu d’une perspective originale, vers 1788-1789.
Gravure sur bois en couleurs, 26,3 x 39,3 cm. The British Museum, Londres.
Katsukawa Shunkō, Les Acteurs kabuki Ichikawa Monnosuke II et Sakata Hangoro III, vers 1785.
Gravure sur bois en couleurs, 34 x 22,5 cm. Victoria & Albert Museum, Londres.
Tōshūsai Sharaku, Les Acteurs Ichikawa Komazo dans le rôle de Chubei et Nakayama Tomisaburo dans le rôle d’Umegawa, 1794.
Gravure sur bois en couleurs, 38 x 25,5 cm. Musée national de Tokyo, Tokyo.
On a décrit l’école de Tosa comme la « manifestation d’une foi ardente, à travers la pureté d’un style éthéré ». Celle-ci incarne en fait le goût de la cour de Kyoto, et fut reléguée au service de l’aristocratie. Elle était le reflet du mystère ésotérique du shintoïsme et de l’entourage sacré de l’empereur. Le cérémonial de la cour, ses fêtes et ses solennités religieuses, les danses auxquelles participaient les daimios (seigneurs féodaux), vêtus de costumes d’apparat tombant en plis harmonieux et lourds, étaient dépeints avec une élégance consommée et une délicatesse de touche, trahissant une familiarité certaine avec les méthodes occultes de la miniature persane. Les artistes de l’école de Tosa se servaient de pinceaux très fins et pointus, et faisaient ressortir la brillance de leurs couleurs sur des fonds resplendissants dorés à la feuille. C’est également à cette école que nous devons les motifs intriqués, aux détails microscopiques, que l’on peut voir sur les plus beaux spécimens d’objets en laque dorée, et sur les paravents, dont la richesse n’a jamais été surpassée.
L’art japonais fut toujours dominé par la hiérarchie ecclésiastique et par des souverains temporels, et l’école de Tosa en constitue un exemple notoire, car celle-ci vit le jour sur l’impulsion du prince-peintre Tsunetaka, qui occupait également la position de vice-gouverneur de la province de Tosa. Dès son avènement, l’école de Tosa dut son prestige à l’empereur et à sa noble suite, car, plus tard, l’école de Kanō devint l’école officielle des shoguns usurpateurs. Ainsi l’histoire religieuse, politique et artistique du Japon fut toujours étroitement liée. Le style de l’école de Tosa fut battu en brèche par l’influence chinoise grandissante, culminant au XIVe siècle, grâce à l’école rivale de Kanō. Cette dernière puisait ses origines en Chine. A la fin du XIVe siècle, le prêtre bouddhiste chinois, Josetsu, quitta son propre pays pour le Japon. Emportant avec lui la tradition chinoise, il fonda une nouvelle dynastie dont les descendants représentent toujours le courant de peinture le plus illustre du Japon. A ce jour, l’école de Kanō constitue encore un bastion du classicisme, ce qui, au Japon, signifie avant tout l’adhésion aux modèles chinois et à une technique traditionnelle, en évitant les sujets inspirés de la vie quotidienne. La calligraphie chinoise est la base de la technique de l’école de Kanō, et le pinceau japonais devait son aisance fondamentalement à l’art de l’écriture. Certes, il faut de la dextérité pour produire ces lignes audacieuses et incisives, et il suffit d’un geste à peine plus ample pour donner aux signes de l’alphabet un effet de drapé, ou, tout aussi facilement, pour les décomposer en leurs constituants les plus abstraits.
Dans sa précieuse étude, Ligne et Forme, Walter Crane établit la sagesse de cette méthode comme approche préliminaire du pinceau, mais les idéogrammes chinois et japonais confèrent une portée beaucoup plus vaste au coup de pinceau initial.
Okumura Masanobu, Vol du bijou dans le palais du dragon, 1745-1750.
Gravure sur bois, colorée à la main, 29,4 x 43,7 cm. Collection William Sturgis Bilegow, Museum of Fine Arts, Boston.
Okumura Masanobu, Image en perspective d’une scène de théâtre, 1743.
Beni-e, 32,5 x 46,1 cm. Ostasiatische Kunstsammlung, Museum für Asiatische Kunst, Staatliche Museen zu Berlin, Berlin.
Katsukawa Shunshō, L’Acteur Ichikawa Danjūrō V dans le rôle de Kintoki, 1781.
Gravure sur bois en couleurs, 32 x 14,9 cm. The Art Institute of Chicago, Chicago.
Torii Kiyohiro, L’Acteur Nakamura Tomijōrō dans le rôle de Musume Yokobue (Musume Yokobue Nakamura Tomijōrō), 1753.
Benizuri-e, 43,5 x 29,3 cm. Musée d’Art de la ville de Chiba, Chiba.
Tōshūsai Sharaku, Les Acteurs Ichikawa Omezō dans le rôle de Tomita Heitarō et Ōtani Oniji III dans le rôle de Kawashima Jubugorō, 1794.
Gravure sur bois en couleurs, 38,8 x 25,8 cm. Honolulu Academy of Arts, Honolulu.
Tōshūsai Sharaku, Les Acteurs Matsumoto Kōshirō IV et Nakayama Tomisaburō, 1794.
Gravure sur bois en couleurs, 36,2 x 24,7 cm. Collection Baur, Genève.
Les premiers artistes de Kanō réduisirent la peinture à un art académique, et détruisirent le naturalisme, jusqu’à ce que le génie de Kanō Masanobu, qui donna son nom à l’école, et même celui de son fils, Kanō Motonobu le véritable « Kanō », ne vînt ajouter aux modèles chinois et à leur monotonie monochrome, la chaleur des couleurs et l’harmonie du dessin, régénérant et revivifiant ainsi tout le système. L’école de Kanō succomba à l’influence chinoise, l’école de Tosa la combattit, tendant vers un art exclusivement national, l’Ukiyo-e combla le fossé, et devint le représentant des deux écoles, provoquant une expansion de cet art qui n’aurait jamais été réalisée par ses rivaux aristocratiques. La vigueur et la force des shoguns conquérants guidèrent l’école de Kanō, alors que le lustre de l’école de Tosa était une émanation de l’empereur sanctifié et mystérieux.
Les sujets favoris des peintres de l’école de Kanō étaient principalement les saints et les philosophes chinois, les héros mythologiques et légendaires, représentés dans diverses attitudes sur des fonds tout à fait conventionnels, constitués de nuages et de brume alternant avec des éléments emblématiques. Nombre des saints et héros de l’école de Kanō manifestent une ressemblance frappante avec des thèmes médiévaux, car ils sont souvent représentés flottant au-dessus de masses nuageuses tourmentées, arborant des draperies aériennes et la tête cerclée d’un halo.
Sous le pinceau de Kanō Motonobu, le classicisme formel commença à s’estomper. Avec ce nouveau mouvement, déclare Kakuzo Okakura, « l’art quitta l’homme pour la nature, et dans la pureté des paysages dessinés à l’encre, dans les gracieuses nuées de bambous et de pins, il chercha et trouva son refuge ».
L’espace imparti ne permet pas de se pencher sur les artisans des nombreuses écoles d’art japonaises. Il faudrait un long catalogue pour énumérer les maîtres qui inaugurèrent ces écoles, car, chaque fois qu’un artiste développait un talent exceptionnel au Japon, il fondait immédiatement sa propre académie, et il incombait alors aux générations suivantes d’adhérer rigoureusement aux principes qu’il avait établis, faisant d’eux les esclaves des méthodes traditionnelles.
Durant la période d’anarchie du XIVe siècle, l’art stagna au Japon, mais un renouveau correspondant à la Renaissance occidentale s’ensuivit. Au Japon, comme en Europe, le XVe siècle fut fondamentalement un âge du renouveau. W. Anderson illustre en une phrase significative cette force active : « Toutes les époques de saine prospérité humaine sont plus ou moins des renouveaux. Une rapide étude montrerait probablement que l’ère ptolémaïque en Egypte fut une renaissance de l’âge d’or de Thèbes, en architecture comme dans d’autres domaines, tandis que le règne d’Auguste à Rome fut principalement une résurrection de la Grèce antique ». L’art japonais semble avoir été toujours soumis à des actions réciproques. L’école de Tosa, célèbre pour sa délicatesse, la minutie de ses détails et la brillance de ses couleurs, succomba à la force dynamique du noir et blanc de l’école de Kanō. Celle-ci, à son tour, fut modifiée par les couleurs éclatantes introduites par Kanō Masanobu et Kanō Motonobu. Plus tard nous voyons la riche palette de Miyagawa Chōshun évincer la simplicité monochrome d’Hishikawa Moronobu, l’inspirateur des graveurs de l’Ukiyo-e.
L’une des étoiles qui guida l’art de ce début du XVe siècle fut Cho Densu (aussi appelé Minchō, 1352-1431), le Fra Angelico du Japon. Simple moine, servant dans un temple de Kyoto, les couleurs qu’il prodigua aux drapés de ses saints et sages étaient si merveilleuses et éclatantes qu’il dût les concevoir dans un état de transe religieuse et artistique. La splendeur de ces visions bienheureuses n’a jamais pâli, car les maîtres qui suivirent les traces du moine inspiré préservèrent respectueusement le secret de ces teintes précieuses, jusqu’à ce que finalement, grâce aux estampes d’Ukiyo-e, elles ne soient diffusées et révolutionnent le sens de la couleur du monde artistique.
Furuyama Moromasa, L’Acteur Ichikawa Danjūrō II dans le rôle de Kamakura de Gongorō, 1736.
Encre et couleur sur soie, 61 x 29 cm. The Art Institute of Chicago, Chicago.
Katsushika Hokusai, Shirabyōshi, acteur de la cour Heian, vers 1817.
Couleur sur soie, 98 x 41,9 cm. Musée Hokusai, Obuse.
Tōshūsai Sharaku, L’Acteur Nakamura Nakazō II dans le rôle du prince Koretaka, vers 1795.
Gravure sur bois en couleurs, 31,7 x 21,7 cm. The Art Institute of Chicago, Chicago.
Utagawa Toyokuni, L’Acteur Nakamura Nakazō II dans le rôle de Matsuōmaru, 1796.
Gravure sur bois en couleurs, 37,8 x 25,5 cm. Honolulu Academy of Arts, don de James A. Michener, Honolulu.
Utagawa Toyokuni, L’Acteur Sawamura Sōjūrō III, vers 1782-1785.
Gravure sur bois en couleurs, 37,8 x 25,4 cm. Collection Howard Mansfield, The Metropolitan Museum of Art, New York.
On a remarqué que l’art japonais du XIXe siècle n’est souvent rien de plus qu’une reproduction des œuvres des grands maîtres du passé, et que les méthodes et les manières des artistes du XVe siècle ont toujours servi d’exemples aux étudiants suivants. Le rayonnement du XVe siècle fut renforcé par Tosa Mitsunobu, et par-dessus tout par les deux grands artistes de l’école de Kanō, Kanō Masanobu et son fils, Kanō Motonobu, dont on disait d’ailleurs de lui qu’il « remplissait l’air de rayons lumineux ».
A la fin du XVe siècle, les principes de l’art japonais étaient définitivement fixés, comme à Florence où, presque au même moment, Giotto établissait les canons de l’art qu’il avait lui-même hérités des Grecs de l’Attique, à travers Cimabue, et que John Ruskin condensa en une grammaire de l’art, sous le titre des « Lois de Fésole ».
Les deux grandes écoles, Tosa et Kanō, s’épanouirent indépendamment jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, lorsque le génie des artistes populaires, formant l’école de l’Ukiyo-e, fit progressivement fusionner leurs traditions, absorbant les méthodes des deux écoles rivales, qui, tout en divergeant dans leurs techniques et leurs motivations, étaient unies par leur orgueilleux dédain pour ce nouvel art, qui osait représenter les manières et les coutumes des gens du quotidien. Suzuki Harunobu et Katsushika Hokusai, Torii Kiyonaga et Utagawa Hiroshige furent les gloires de ces écoles, des artistes dont le génie racontait l’histoire de leur pays, jour par jour, tissant un siècle d’histoire en une encyclopédie vivante, somptueuse par sa forme, kaléidoscopique par ses couleurs.
L’Ukiyo-e prépara le Japon au dialogue avec d’autres nations en développant au sein du peuple un intérêt pour les autres pays, pour la science et la culture étrangères, et en promouvant le désir de voyager à travers des livres illustrés de scènes variées. C’est à l’Ukiyo-e que les Japonais doivent la germination progressive d’une conscience internationale culminant avec la révolution de 1868, une révolution qui, bien qu’étant la plus étonnante de l’histoire, éclata comme par miracle. Mais les germes ésotériques de l’avènement apparemment spontané de l’ère Meiji reposent dans l’atelier des artistes de l’Ukiyo-e.
Suivre l’évolution de l’école populaire sur près de trois siècles est une étude longue et profondément intéressante. Les brumes de l’incertitude flottent sur les vies de nombreux apôtres de l’Ukiyo-e, depuis son fondateur, Iwasa Matabei, à Utagawa Hiroshige, l’un de ses derniers disciples, dont les variations de style et la diversité des signatures ont laissé longtemps supposer qu’au moins trois artistes se cachaient derrière ce nom.
Iwasa Matabei, dont la date de naissance est estimée à 1578, est considéré comme l’initiateur de l’école populaire. Sa carrière illustre parfaitement l’apparition spontanée des grands mouvements et le mystère concernant la source du génie. Son environnement l’encourageait à suivre les traces de son maître, Tosa Mitsunobu. Mais c’est pourtant la ville de Kyoto, auréolée d’un halo de sainteté mystique, où religion et patronage princier maintenaient l’art dans les chaînes des conventions, qui donna naissance au chef de file de l’Ukiyo-e. Mais Kyoto, le cœur sacré du Japon, n’était-elle pas un berceau adéquat pour l’Ukiyo-e, la vie et l’âme du peuple japonais ?
Tōshūsai Sharaku, L’Acteur Ōtani Oniji III dans le rôle de Yakko Edobei, 1794.
Impression sur brocart, 36,8 x 23,6 cm. Musée national de Tokyo, Tokyo.
Utagawa Kunimasa, L’Acteur Ichikawa Omezō dans le rôle de Kudō Suketsune, 1803-1804.
Gravure sur bois en couleurs, 36,9 x 25,6 cm. Honolulu Academy of Arts, Honolulu.
Matabei et ses disciples adoptèrent l’esprit de l’identité japonaise, et de cette école populaire jaillirent une liberté et un horizon nouveaux. Les écoles aristocratiques s’étaient limitées à des représentations de la pompe princière, aux portraits, et aux images idéalisées de personnages mythiques, de saints et de sages. La tradition venue de Chine se lisait dans tous leurs paysages, dépeignant des vues éthérées très classiques, d’un pays étranger. C’est pourquoi Matabei fut désavoué avec mépris par l’école de Tosa pour ses scènes inspirées de la vie de ses compatriotes, et pourtant les techniques des écoles de Kanō et Tosa conféraient toute légitimité aux artistes de l’Ukiyo-e, un héritage inaliénable, où ils venaient puiser l’esprit de la vie, revivifiant ainsi un art devenu froid et académique, figé par la tradition. Les couleurs de l’école de Kanō avaient pâli, tendant toujours plus vers la monochromie, mais les peintres de l’Ukiyo-e restaurèrent l’usage de splendides pigments, préservant la gloire de Kanō Yeitoku, peintre de cour sous Hideyoshi.
C’est au milieu du XVIIe siècle qu’apparut Hishikawa Moronobu, considéré par certains comme le véritable fondateur de l’Ukiyo-e. Son génie allia à la nouvelle thématique un usage du bloc à graver, une innovation qui mena à la forme la plus caractéristique de l’art de l’Ukiyo-e.
Utagawa Kuniyoshi, Le « Chōshingura » (Histoire des quarante-sept Ronins - samurai sans maître), scène de l’acte II, L’Attaque du château de Moronao par les Ronins, vers 1854.
Gravure sur bois en couleurs, Maidstone Museum & Bentlif Art Gallery, Maidstone.
Shumbaisai Hokuei, Les Acteurs kabuki Utaemon III et Iwai Shijaku I, 1832.
Gravure sur bois en couleurs, 38 x 25,5 cm. Victoria & Albert Museum, Londres.
Shumbaisai Hokuei, L’Acteur kabuki Nakamura Shikan II, 1835.
Gravure sur bois en couleurs, 39 x 25,5 cm. Victoria & Albert Museum, Londres.
Jusqu’au début du XVIIe siècle, l’art de l’estampe, né en Chine et en Corée, avait été exclusivement limité au service de la religion pour la reproduction de textes et d’images, mais Hishikawa Moronobu envisagea d’utiliser les illustrations présentes dans les livres imprimés, de plus en plus à la mode, comme un vecteur de découverte de la vie du peuple. Outre la peinture et l’illustration de livres, il commença à imprimer des feuilles séparées, ajoutant parfois aux contours imprimés des traits de couleurs au pinceau, principalement en orange et vert. Ces feuilles, annonçant les estampes de l’Ukiyo-e, vinrent remplacer les Otsu-e, – des peintures impressionnistes, dessinées au pied levé pour être rapidement mises en circulation. Les Otsu-e étaient parfois richement enluminées, les plus vastes surfaces des costumes étant remplies d’un fond de laque noire, et ornées de couches de feuilles d’or fixées par du vernis.
Hishikawa Moronobu acquit sa technique de l’école de Tosa comme de l’école de Kanō, mais il était, à l’origine, dessinateur de riches brocarts et de tissus fabriqués à Kyoto. Il ajouta à cet art celui de la broderie, et quittant Kyoto, il reprit cette branche dans la cité rivale d’Edo, où tous les arts et métiers se développaient sous l’œil bienveillant des shoguns Tokugawa, une dynastie qui perdura quasiment aussi longtemps que l’art de l’Ukiyo-e. Ce fut Hishikawa Moronobu qui conçut pour ses compatriotes leurs somptueuses robes à traînes et leurs grandes manches, richement brodées, des vêtements majestueux et splendides qu’il aimait reproduire sur le papier, grâce à sa merveilleuse maîtrise du trait ample. Comme pour toutes les modes vestimentaires, avec le temps les lignes gracieuses finirent par prendre une tournure exagérée, dépassant, au début du XIXe siècle, les limites de la beauté pour friser la caricature.
Parmi les maîtres des anciennes écoles, Kanō Tanyu fut un artiste qui influença profondément Hishikawa Moronobu. Issu de l’école de Kanō, on peut admirer son chef-d’œuvre dans le grand temple de Kyoto, quatre panneaux peints présentant des lions d’une indescriptible majesté. Louis Gonse nous dit que l’un des kakemonos de Kanō Tanyu, qui appartenait à un célèbre peintre français, soutenait très bien la comparaison avec les tableaux ornant l’atelier de l’artiste, de la main de Dürer, Rembrandt et Rubens. C’est sur les indications de Kanō Tanyu, que l’on entreprit de reproduire les maîtres anciens. Les artistes de l’Ukiyo-e étaient toujours prêts à tirer parti des enseignements de toutes les écoles et c’est pourquoi, afin de suivre correctement les méthodes de l’école populaire, nous avons du étudier les œuvres des anciens maîtres et les sujets qui nourrirent leur inspiration.
Dans ce bref résumé, nous ne pouvons pas suivre les fluctuations de l’art japonais à travers les siècles. Durant de longues périodes de conflits et de luttes intestines sanglantes, l’art dépérit ; ensuite, lorsque la paix régna à nouveau, dans l’isolement de leurs yashikis (palais), ces guerriers féroces et nobles déposèrent les armes et se mirent au service de la beauté et de l’art. De même, les exquises occupantes de leurs châteaux n’eurent point l’occasion de se languir durant ces temps mouvementés. Souvent, elles défendirent leur honneur et leur foyer contre des voisins perfides. C’est une femme japonaise qui conduisit ses compatriotes vers la conquête de la Corée. Dans les arts de la paix, les femmes cultivées du Japon n’avaient rien à envier à leurs amants ou leurs maris. C’est une femme qui révisa et augmenta l’alphabet, et certains des plus beaux poèmes classiques sont à mettre à leur actif. Le Japonais se battra sauvagement pour son autel et son foyer, avec à l’esprit la pensée des mains douces comme des pétales de fleurs qui l’attendent pour le dépouiller de son armure et étouffer de caresses les souvenirs des batailles passées. Les premiers temps de l’histoire du Japon suggèrent une comparaison avec la Grèce antique, et les poètes japonais ont peut-être apostrophé leur patrie, comme le fit Byron avec son pays d’adoption :
« Iles de la Grèce, iles de la Grèce !
où l’ardente Sapho aimait et chantait,
où s’épanouissaient les arts de la guerre et de la paix,
Où s’élevait Délos et naissait Phébus ! »
Heureusement, contrairement à la Grèce, le Japon survécut aux effets pernicieux du luxe et de l’adoration passionnée de la beauté. Les princes travaillèrent autant au ciseau qu’au pinceau, et les souverains les plus hautains ne dédaignèrent jamais l’outil de l’artisan. L’art industriel embrassa le Grand Art, qui demeura viril sous une solide bénédiction. C’est pourquoi le Japon est vivant, contrairement à la Grèce, dont la beauté déclinante suscita la plus triste des élégies, s’achevant :
« C’est la Grèce, mais une Grèce qui ne vit plus ».
Au Japon, l’art allège le fardeau du labeur, utilité et beauté vont de pair, et l’essentiel et le réel s’élèvent pour venir effleurer le beau et l’idéal.