Tête du Dipylon, Dipylon, Athènes,
vers 600 av. J.-C. Marbre, h : 44 cm.
Musée archéologique national, Athènes.
L’étude de la sculpture grecque était encore inconnue il y a deux cent cinquante ans. Johann Winckelmann[1] fut le premier à s’intéresser à cet art et à publier un ouvrage sur le sujet en 1755. Les fouilles à Pompéi et Herculanum, le transport des sculptures du Parthénon à Londres par Lord Elgin, et par-dessus tout, la renaissance de la Grèce et les riches découvertes provenant des fouilles archéologiques, ont stimulé un regain d’intérêt dans ce domaine. Au XVIIIe siècle, les gens n’étaient pas capables d’apprécier l’art antique à sa juste valeur parce qu’ils ne possédaient que de rares pièces originales. De fait, ils étaient obligés de les observer en se référant à la civilisation romaine, plus récente. L’avancée de la science au XIXe siècle a permis d’explorer ces mystères plus en profondeur. La pelle de l’archéologue a mis en lumière des trésors depuis longtemps oubliés. Les érudits, formés dans les rigoureuses écoles de philologie, ont mis à jour ces richesses et les ont classifiées, laissant peu ou pas de place au critique d’art. Le sujet était dans les mains des archéologues qui l’ont présenté à travers des histoires plus ou moins complètes exposant la sculpture grecque ou l’art grec. Tous leurs travaux suivent la chronologie des faits et relatent l’histoire des artistes de l’Antiquité. Une telle approche, bien qu’elle instaurât l’ordre au milieu du chaos du siècle précédent, a toutefois rendu difficile une compréhension claire de l’esprit de la sculpture grecque. En effet, les livres, destinés à des spécialistes, étaient remplis d’informations utiles pour des découvertes ultérieures. Néanmoins, ceux-ci n’offraient pas d’intérêt artistique aux yeux du public. Par conséquent, les débats archéologiques témoignent largement du désintérêt des artistes et profanes cultivés pour l’art antique. Les auteurs du XVIIIe ont tenté de définir l’art grec, sans toutefois disposer de matériaux suffisants ; quant aux érudits du XIXe siècle, ils ont rassemblé des données précises qu’il était de notre devoir d’expliquer au XXe siècle, permettant ainsi au lecteur de mieux comprendre l’esprit et les principes de la sculpture grecque. L’âme de la sculpture grecque est véritablement synonyme de l’esprit de la sculpture en général. Elle est simple et pourtant défie toute tentative de définition. Nous pouvons la ressentir, mais il nous est impossible de l’exprimer. Aujourd’hui, celle-ci a perdu de son magnétisme parce que nous nous sommes fiés à ce qui a été dit à son sujet, au lieu d’entrer en contact direct avec elle. Toutes les connaissances réunies dans un ouvrage ne peuvent remplacer le manque de proximité avec les sculptures originales. « Ouvrez vos yeux, étudiez les statues, regardez, pensez, et regardez à nouveau » est le précepte qui convient pour tous ceux qui veulent connaître la sculpture grecque. Certains guides ou manuels d’initiation ne sont pas pour autant à négliger. Ils chassent les fausses interprétations qui prévalent dans l’esprit de chacun. Dans cette optique, des repères sont plus efficaces que de longs et interminables débats, car ils aiguisent le jugement individuel.
La sculpture grecque a évolué de manière très rapide dans des conditions qui ne sont généralement pas considérées propices. Peu de pays ont subi des changements aussi soudains que la Grèce, car la brutalité avec laquelle la civilisation mycénienne a disparu, balayée probablement par les Doriens, demeure sans précédent dans l’histoire. Les trois ou quatre siècles qui ont suivi l’invasion dorique (environ 1000 ans avant J.-C.) – les années sombres du moyen âge de la Grèce – ont été agités par des violents remous politiques et, pendant toute cette période historique, la Grèce a vécu dans l’instabilité. Des Etats se constituaient et sombraient avec une rapidité étonnante. Athènes, commune relativement mineure avant l’époque de Peisistratos, est presque introuvable dans les poèmes d’Homère (vers 800 avant J.-C.). Sa suprématie remonte aux guerres Médiques (490-480 avant J.-C.), mais avant la fin de ce siècle, sa gloire avait déjà pris fin. Alexandre le Grand monta sur le trône en 336 avant J.-C., diffusa ses préceptes jusqu’en Inde et, quand il mourut, la Macédoine était condamnée à perdre son rôle de puissance mondiale. Pergame, devint célèbre en 241 avant J.-C. sous le règne d’Attale 1er, et perdit sa puissance en 133 avant J.-C. L’Amérique, considérée comme un pays jeune, est en fait aussi ancienne que la Grèce à l’époque où celle-ci fut dominée par Rome. Il s’est écoulé plus d’années depuis la déclaration d’Indépendance des Etats-Unis qu’il n’y en a eu entre la montée et la chute d’Athènes.
Il est communément admis que la paix et la liberté sont les préalables nécessaires à une période artistique faste. Cela est certainement vrai, mais il ne faut pas se référer seulement aux contingences extérieures. L’environnement des personnes ne révèle pas grand-chose, alors que leur état d’esprit s’avère plus éloquent. Il n’est pas non plus indispensable que la grâce accordée à une âme noble soit partagée par tous. L’ardeur de quelques-uns a souvent contribué aux triomphes d’une nation toute entière. Il serait erroné de croire que tous les Athéniens, ou la majorité d’entre eux, cultivaient une sensibilité artistique pour la beauté. Le grec mesquin et partial de la classe moyenne, tel qu’il apparaît dans les comédies d’Aristophane ou les dialogues de Platon, ressemble plutôt à un être doté d’une vision assez étroite, animé par des préjugés remplis de jalousie. Ce personnage ne justifie pas l’ascension d’Athènes. En revanche, il peut éventuellement expliquer sa chute vertigineuse. Pourtant, en dépit du grec moyen et de ses congénères, Athènes a pu conquérir sa suprématie. Cependant, dans le domaine de l’art, l’importance de chaque artiste pris individuellement ne doit pas être surestimée. Sir Robert Ball[2] est souvent cité pour avoir défendu l’idée que les découvertes scientifiques suivent toujours la loi de la nécessité, même si elles peuvent être accélérées par l’intervention d’éminents savants. Si James Watt n’avait pas découvert la puissance de la vapeur, quelqu’un d’autre l’aurait trouvée à sa place. Plusieurs scientifiques étaient prêts à annoncer au monde la théorie de Darwin sur l’évolution des espèces. « Mais », ajouta Sir Robert Ball, « que serait le monde de la musique, si Beethoven n’avait pas existé ? » Ce qui est valable pour la musique, l’est aussi pour la sculpture, comme de tous les arts nobles. Quelques-unes des plus imposantes statues grecques n’auraient jamais été créées si Phidias n’avait pas vécu. « Ne savez-vous pas », s’exclame un auteur de l’Antiquité, « qu’il y a une tête de Praxitèle dans chaque pierre ? » C’est seulement après l’avoir dégagée de sa gangue massive que la tête surgit de la pierre et révèle toute sa signification. Pour interpréter la pensée d’un artiste, la plupart d’entre nous ont besoin de son expression artistique. Cependant, même si aucune expression n’est présente, la réalité de la pensée ne peut être reniée, car elle est totalement indépendante de la représentation que nous nous en faisons.