Raisins sur plat blanc rebord sombre, 1920.

Huile sur toile, 22,9 x 25,4 cm,

Collection de Mr et Mme

J. Carrington Woolley, Santa Fe.

 

 

 

1887-1907
LES PREMIÈRES ANNÉES
— LA FORMATION DE GEORGIA O’KEEFFE

 

 

Georgia Totto O’Keeffe est née le 15 novembre 1887, dans une ferme proche du village de Sun Prairie dans le Wisconsin. Elle était la première fille et le second enfant de Francis et Ida Totto O’Keeffe. Son frère aîné, Francis Jr, est né presque un an et demi plus tôt. Enfant, Georgia possédait déjà un sens développé pour la clarté, l’obscurité et la luminosité ainsi qu’un œil d’artiste pour le détail. Son premier souvenir remonte à sa prime enfance. Elle se voit installée sur une couverture étalée sur le gazon devant la maison familiale. Sa mère est assise à table sur un long banc. Une amie de la famille, connue sous le nom de tante Winnie, se tient à l’extrémité de la table. Georgia se souvient des cheveux dorés de Winnie et de sa robe confectionnée dans un délicat tissu blanc. Par la suite, lorsqu’elle rapporta ce souvenir à sa mère, celle-ci calcula que Georgia n’avait alors que neuf mois.

L’enfance de Georgia se déroula singulièrement calmement. Elle passa ses premières années et son adolescence dans la grande maison de famille près de Sun Prairie, au cœur d’une région vallonnée et agricole. Au printemps, les fleurs sauvages jalonnaient les routes poussiéreuses. Les puissantes stridulations des cigales se faisaient entendre pendant les chaudes soirées d’été. A l’automne, les femmes cueillaient les légumes dans le jardin sous la voûte des arbres et l’hiver, les enfants chevauchaient leurs traîneaux à travers les champs couverts de neige.

Après la naissance de Georgia, cinq autres enfants vinrent rapidement au monde : Ida, Anita, Alexius, Catherine et Claudia. Au cours des soirées et des jours pluvieux, Ida O’Keeffe, convaincue de l’importance de l’éducation, faisait la lecture aux enfants, puisant dans des œuvres comme Le Roman de Bas de cuir de James Fenimore Cooper ou dans les histoires du Grand Ouest. Ida avait passé une grande partie de son enfance dans une ferme proche du domaine des O’Keeffe. Lorsque son père, George, quitta la famille pour retourner dans sa Hongrie natale, la mère d’Ida, Isabel, installa ses enfants à Madison, dans le Wisconsin, où ceux-ci furent scolarisés. Ida en profita pour approfondir ses connaissances et, petite fille déjà, envisagea de devenir médecin. Alors qu’Ida devenait adulte, Francis O’Keeffe, qui pensait à elle comme à la ravissante jeune fille de la ferme voisine, lui rendait fréquemment visite à Madison et finit par lui proposer de l’épouser. Isabel convainquit Ida de l’ambition et du sérieux de Francis O’Keeffe, deux qualités excellentes pour un époux. Ida aimait Francis, bien que certains membres de sa famille aient été atteints de tuberculose et qu’à cette époque, on évitait tout contact avec les malades. Pourtant, Ida n’était pas enthousiaste à l’idée de retourner à Sun Prairie, d’où était absente toute activité culturelle. Elle obéit néanmoins à sa mère, étouffa ses ambitions, et le 19 février 1884, devint Madame Francis O’Keeffe. Au cours des années suivantes, il n’y eut presque pas un moment où Ida ne fut pas enceinte ou occupée à prendre soin de ses enfants. En vérité, son époux travaillait sans répit et ils jouissaient d’une grande maison, mais elle n’en demeurait pas moins une femme de fermier dont l’instruction avait pris fin brutalement. Elle espérait plus pour sa progéniture et se cramponna à l’idée que si ses enfants avaient la chance d’avoir accès à la culture et de jouir d’une éducation harmonieuse, cela leur éviterait peut-être de descendre plus bas dans l’échelle sociale. Elle considérait aussi comme important que ses filles se dotent des compétences nécessaires pour gagner leur vie en cas de besoin. Ida reçut de l’aide pour élever ses enfants : sa tante Jennie, qui était veuve, vint vivre avec la famille dès la naissance du premier bébé. Ceci lui laissa du temps pour poursuivre sa propre instruction, rendre visite à sa famille à Madison et occasionnellement se rendre à l’Opéra à Milwaukee.

Dès sa plus tendre enfance, Georgia perçut que sa mère lui préférait Francis Jr et sa sœur Ida, d’un tempérament plus démonstratif. C’est peut-être la raison pour laquelle Georgia se sentait plus proche de son père, qu’elle trouvait assez bel homme. Il avait toujours avec lui un sac de sucreries destinées à ses enfants et aimait jouer des airs irlandais au violon. Lorsqu’un problème survenait, il prenait les choses en main et Georgia, comme la plupart des enfants, était attirée par celui de ses parents qui savait atténuer les petits malheurs. Ida, soucieuse des convenances et de leur rang, gérait soigneusement la vie sociale de ses enfants, ne les autorisant que rarement à jouer chez des amis de peur qu’ils n’adoptent un comportement inacceptable ou ne tombent malades au contact des affections qui proliféraient dans la région.

Pendant neuf ans, Georgia alla à la classe unique située dans la mairie. Peut-être à cause de l’importance que sa mère avait accordé à l’éducation, la fluette Georgia aux cheveux sombres et aux vifs yeux marrons était connue de ses voisins et professeurs comme une petite fille intelligente et curieuse. Avec une curiosité typiquement enfantine pour les catastrophes, elle demanda un jour à son professeur : « Si les eaux du lac Montana montaient et débordaient, combien de personnes périraient noyées ? » Fille aînée d’une famille de sept enfants, Georgia se perdait dans le grouillement caractéristique des grandes maisonnées. Pour Georgia, cela signifiait qu’elle pouvait en profiter pour jouer sans surveillance, imaginant des « familles » pour ses poupées. Elle créa un jour un « père » en réalisant un pantalon pour l’une de ses poupées « filles » mais fut terriblement contrariée par le résultat. Elle ne pouvait pas couper les longues boucles blondes, pensait-elle, parce qu’on en verrait alors les points d’implantation. De plus, la poupée masculine était toujours grasse, rien à voir avec l’image idéale de l’homme séduisant, grand et mince qu’elle imaginait comme chef de famille.

Le premier dessin dont se souvenait Georgia était un homme couché, les pieds en l’air. « Il mesurait environ cinq centimètres de long », indique-t-elle dans son autobiographie, « les contours soigneusement soulignés au crayon noir – un trait que j’avais rendu très foncé en humidifiant mon crayon et en appuyant très fort sur un sac en papier brun clair. »

On n’a aucun mal à imaginer une petite fille penchée sur son travail, se débattant avec son personnage, essayant de représenter un homme incliné, se demandant pourquoi ses genoux et ses hanches ne sont pas droits. Elle écrivit qu’après avoir dessiné l’homme plié en deux, elle tourna le dessin sur le côté et fut ravie de constater qu’il fonctionnait même couché sur le dos, les pieds par-dessus la tête. Elle fut toujours persuadée qu’elle n’avait jamais travaillé autant.

Obstinée dans son désir de voir ses enfants disposer d’autant de chances de s’instruire que possible, Ida inscrivit ses filles à des cours de dessin et de peinture à Sun Prairie. Elles dessinèrent d’abord des cubes et des sphères pour acquérir les bases de la perspective. L’année suivante, elles prirent des cours de peinture où elles avaient le droit de choisir la peinture qu’elles voulaient copier. Georgia se rappelle uniquement deux d’entre elles, l’une représentant les chevaux de Pharaon et l’autre de grandes roses rouges. « C'étaient nos débuts à l’aquarelle », écrivit-elle plus tard.

Georgia suivit les cours de la classe unique jusqu’en quatrième. A l’âge de treize ans, alors qu’elle parlait avec la fille d’une lavandière de ce qu’elles feraient quand elles seraient grandes, Georgia déclara presque sans réfléchir : « Je serai une artiste. » Pour Georgia, à cette époque, cela signifiait simplement être portraitiste, n’ayant été que très rarement confrontée à d’autres aspects du métier. A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, peu de possibilités s’offraient aux femmes qui cherchaient à embrasser une carrière. Elle savait qu’elle pourrait trouver une place en tant qu’enseignante, infirmière, couturière, gouvernante, cuisinière ou domestique. Si elle avait été ambitieuse ou issue d’une classe sociale supérieure et avait pu faire des études, les métiers du droit et de la médecine lui auraient tendu les bras. La technologie évoluant de plus en plus, elle aurait pu suivre une formation de dactylo ou d’opératrice téléphonique. Dans le monde de l’art, une femme qui fréquentait une école publique se destinait à l’enseignement ou à concevoir des motifs de papier peint ou des illustrations publicitaires. Pour la plupart des femmes, étudier l’art n’était qu’un expédient en attendant le but ultime qu’était le mariage.

Georgia entama ses années de lycée à la Sacred Heart Academy, un couvent dominicain près de Madison. Pour sa seconde année, elle fut envoyée avec son frère Francis Jr au lycée de Madison et vécut en ville chez sa tante. Le professeur chargé de l’enseignement artistique de l’école, une femme menue qui portait un béret orné de violettes artificielles, communiqua à Georgia ses premières notions sur les mystères et les détails d’une fleur appelée « Petit Prêcheur » (« Jack-In-The-Pulpit »). Dans son autobiographie, O’Keeffe écrit : « J’avais vu beaucoup de Jacks auparavant, mais c’était la première fois que j’examinais une fleur (…) J’étais un peu irritée par mon intérêt parce que je n’aimais pas le professeur (…) Mais peut-être m’ouvrit-elle les yeux et me fit regarder les choses – les regarder dans le moindre détail. »[1]

En 1902, souffrant d’une santé fragile, Francis O’Keeffe s’installa avec sa famille à Williamsburg en Virginie, espérant que le climat plus chaud lui serait favorable. Ses frères et son père avaient tous succombé à la tuberculose au fil des ans et Francis pensait qu’il pourrait échapper au même sort dans une région où les hivers n’étaient pas aussi rudes. Tentés par des brochures promettant des températures douces et des terres à un prix raisonnable, ils partirent pour l’Est. Pour Georgia, cela signifiait un nouveau changement d’école et durant les deux années suivantes, elle fréquenta l’Institut épiscopal de Chatham, un pensionnat situé à plus de 300 kilometres de chez elle. Contrairement à la plupart des enfants qui auraient pu trouver ce bouleversement traumatisant, Georgia ne semblait pas préoccupée par la discipline de l’école ou l’emploi du temps rigide qu’on lui imposait. Au sein de sa grande famille, elle était l’enfant calme qu’on a tendance à ignorer et qui trouvait toute seule des moyens de s’amuser. A Chatham, elle apprécia les longues promenades dans les bois, nourrissant son amour pour la nature, exerçant son œil sur la complexité d’une fleur et laissant son regard errer au loin vers les montagnes Blue Ridge.

Un professeur exerça une profonde influence sur Georgia pendant son adolescence : Elizabeth May Willis, principale de Chatham et enseignante en art. Acceptant les méthodes de travail bizarres de Georgia, Willis laissa son étudiante travailler à son propre rythme. Et Georgia reconnut des années plus tard que Willis avait dû éprouver quelque frustration, car l’adolescente refusait parfois de travailler et était souvent une source de désordre pour la classe. Pourtant, lorsqu’elle était disposée à créer, elle restait des heures devant son chevalet pour parfaire une peinture, produisant des violets, des rouges et des verts qui émerveillaient et impressionnaient les autres étudiants. Lorsque ceux-ci se plaignaient du fait que Georgia ne soit jamais punie pour son comportement fantasque, Willis répondait que lorsque celle-ci travaillait, elle accomplissait plus en un jour que les autres en une semaine.[2] L’un des tableaux de cette époque encore conservé est une nature morte simplement intitulée Sans titre (Raisins et Oranges), aquarelle aux tons terreux de vert foncé et d’ocre. Le style rappelle vaguement celui des impressionnistes et démontre sa capacité à travailler la couleur, la lumière et les ombres, ainsi qu’une maturité certaine dans le trait.

Georgia était consciente qu’elle devait paraître étrange aux yeux des étudiants, dont elle ignorait les fioritures vestimentaires et les flirts, et ne chercha jamais à les imiter. Elle choisit le noir probablement pour tenir tête à sa mère, qui essayait de donner à sa fille l’image d’une jeune femme distinguée. Les finances de la famille avaient aussi décliné et il est probable qu’Ida ne pouvait offrir à sa fille les mêmes robes que les autres filles. Néanmoins, les camarades de Georgia l’aimaient et étaient impressionnées par ses talents artistiques. Bien que calme et réservée, Georgia se joignait à elles dans de nombreuses activités scolaires comme le basket et le tennis, le Club allemand et le Kappa Delta, leur association estudiantine. Dans les moments où elle s’ouvrait aux autres, elle aimait leur jouer des tours. Une fois, elle accrocha un ruban au dos de la robe d’un professeur et dessina des caricatures extrêmement peu flatteuses des enseignants destinées aux annales de l’école. Après avoir appris à jouer au poker à quelques filles, elle entretint une partie pendant plusieurs semaines. Son travail scolaire pâtit de son indifférence aux études et c’est de justesse qu’elle obtint son diplôme en juin 1905.

A cette époque, le Sud conservait certains vestiges des structures sociales antérieures à la guerre de Sécession. Les O’Keeffe étaient considérés comme étranges parce qu’ils n’avaient pas de serviteurs noirs, bien que la famille vécût dans une grande demeure que Francis, plein d’optimisme, avait achetée avec l’argent de la vente de la ferme de Sun Prairie. Son épicerie ne rapportait pas grand chose. Pourtant Ida luttait pour conserver les apparences et s’évertuait désespérément à intégrer la communauté féminine grâce à ses manières raffinées. Elle y parvint dans une certaine mesure. Elle tenta en vain d’obtenir de Georgia qu’elle se comporte comme une demoiselle du Sud. Ses vêtements simples et ses promenades solitaires dans la campagne au crépuscule n’avaient rien du style de vie d’une « belle » du Sud. Ce que les autres pensaient n’avait aucune importance aux yeux de Georgia, mais pour vivre en paix, elle obéissait à sa mère aussi souvent que possible et le reste du temps, agissait à sa guise.

Ses études à Chatham achevées, encouragée par sa mère et Elizabeth Willis, Georgia commença sérieusement sa carrière artistique, et en 1905 retourna dans le Midwest pour suivre des cours à l’Art Institute de Chicago. A cette époque, les filles fréquentaient rarement les écoles d’art. La plupart des Américains adhéraient à une éthique puritaine et envoyer sa fille dans une institution recourant à des modèles nus était considéré comme une menace pour son éducation morale. Mais Georgia avait de la famille à Chicago et n’était donc pas laissée sans surveillance. Deux tantes et un oncle possédaient un pied-à-terre non loin de l’école, ce qui lui permettait de s’y rendre à pied. L’un des rares dessins conservés datant de cette époque, intitulé Ma Tatie, représente une autre tante, Jennie Varnie, la parente qui avait vécu avec la famille O’Keeffe et les avait aidés à élever les enfants. Il révèle que dès cette époque elle était capable de capter l’essence d’une personne. Ombres et texture forment les yeux fatigués, la bouche ferme et la tête de profil. Aucune inhibition ni effort, communs aux étudiants en art, pour dessiner la ligne parfaite.

L’Art Institute et son milieu formaient un contraste frappant avec les collines verdoyantes et l’air frais et grisant de la campagne auxquels Georgia était habituée. Elle arpentait maintenant, en se rendant chaque jour à l’Art Institute dont l’entrée est flanquée de célèbres lions de bronze, des rues bondées et respirait un air saturé de suie et de fumée. Pendant les premiers mois, ses cours se tenaient dans les vastes galeries où elle dessinait des moulages de mains et de bustes. Plus tard, c’est dans de mornes salles vert olive, situées dans les caves du bâtiment, qu’elle effectua ses esquisses anatomiques. Elle était maintenant confrontée, pour ainsi dire, à la figure humaine. On a souvent rapporté combien elle était embarrassée à la vue d’un modèle masculin, apparaissant derrière le rideau de la cabine, ne portant rien de plus qu’un minuscule pagne.

Bien que Georgia n’ait jamais manifesté d’intérêt pour le dessin ou la peinture d’êtres humains, elle avait beaucoup de considération pour son professeur d’anatomie, John Vanderpoel, un tout petit bossu qui fut malgré tout l’un des rares enseignants à exercer sur elle une influence profonde dans les années suivantes grâce à sa grande maîtrise du dessin. Dans l’auditorium où se tenaient les cours, elle contemplait avec fascination sa main qui se déplaçait avec adresse sur de grandes feuilles de papier brun, allongeant le bras aussi loin qu’il le pouvait. Son livre La Figure humaine compta parmi ceux qu’elle affectionna tout au long de sa carrière. A la fin de l’année, Vanderpoel décerna à Georgia le premier Prix de dessin et son appréciation globale pour son travail de l’année fut « exceptionnellement bonne ».

Pendant l’été 1906, elle retrouva la Virginie et la campagne où elle se sentait tellement à son aise. Mais à la déception de son père, le climat chaud et humide de l’été méridional engendra plus de problèmes de santé que les cruels hivers du Midwest. Georgia contracta la fièvre typhoïde, qui dura environ un an, la laissant pâle, faible et souffrant de pertes de cheveux. Les enfants de sa famille et du voisinage lui tinrent compagnie pendant sa convalescence et en retour, une fois rétablie, elle participa aux promenades de l’après-midi, se retrouvant en tête d’une parade d’enfants sautillant derrière elle dans la rue. Après une année en ville, passée à faire l’expérience d’un style de vie cosmopolite, elle se sentait moins proche des femmes d’ici.

Entre-temps, l’épicerie de Francis O’Keeffe périclitait et il fut obligé de fermer boutique. Ida dut se résoudre à prendre des pensionnaires. Aidée par les plus jeunes sœurs de Georgia et tante Jennie, elle cuisinait des repas simples mais copieux pour les jeunes gens de l’Université, jadis amis du frère de Georgia, Francis Jr, et maintenant hôtes payants. On peut imaginer combien cela coûta à la mère de Georgia qui cherchait toujours désespérément à conserver les apparences.

A l’issue de sa longue maladie, Georgia projeta de s’installer à New York et de s’inscrire à l’Art Students League School. L’atmosphère de la cité fourmillante contrastait fortement avec la campagne qu’elle aimait tant, pourtant son animation dynamisait sa créativité et elle se retrouva en compagnie de personnes avec lesquelles elle forgea des amitiés durables. Pour une jeune femme comme elle, qui n’avait jamais vraiment établi de lien avec son entourage auparavant, elle se retrouvait comme Dorothy ouvrant la porte du pays d’Oz. Les gens gravitaient autour d’elle et pour la première fois, les hommes commençaient à la remarquer, avec ses yeux brillants et sombres et ses fossettes. Les étudiants la surnommèrent « Pat » ou « Patsy », en hommage à l’humour et à la pétulance habituellement associés à tout nom de famille irlandais. Elle s’enthousiasma pour les plaisanteries, les fêtes, les rues new-yorkaises avec leurs bousculades, les modes féminines changeantes et agressives (des jupes découvrant maintenant de quinze centimètres la courbe des chevilles) et les tramways électriques remplaçant les omnibus tirés par des chevaux.

Georgia adorait ses cours de nature morte dispensés par le fringant William Merritt Chase, un des nombreux professeurs qui l’influencèrent durant cette période. Chaque jour, les étudiants devaient peindre une nature morte et une fois par semaine, Chase s’asseyait à son bureau autour duquel les élèves se réunissaient et prenaient connaissance des critiques qu’il émettait sur leurs œuvres. Bien qu’il s’affublât d’un haut de forme couvert de soie, d’un costume, de gants, de guêtres et de lunettes exhibées au bout d’un cordon, elle le trouvait drôle et plein d’énergie. Il communiquait cette excitation à ses étudiants et Georgia aimait peindre les casseroles en laiton ou en cuivre astiquées, les piments brillants et les oignons fibreux qui servaient de modèles.

Tout comme ses cours d’anatomie à l’école de l’Art Institute, Georgia trouvait les sessions dirigées par Kenyon Cox singulièrement inintéressantes et ses critiques effroyables. Elle se souvenait néanmoins d’un compagnon d’étude, Eugene Speicher, qui lui avait demandé de poser pour lui et l’avait bloquée dans un escalier jusqu’à ce qu’elle lui donne son accord. Lorsqu’elle lui répondit qu’elle voulait simplement aller en cours, il fit une prédiction qu’il dut souvent regretter par la suite. Selon Georgia, il déclara : « Ce que tu fais m’est égal (…) Je serai un grand peintre et tu finiras probablement par enseigner la peinture dans une quelconque école pour filles. » Bien qu’il la laissât partir, elle l’autorisa finalement à faire son portrait peu après : « J’ai longé le couloir sombre jusqu’à la classe d’anatomie. Ce jour-là, le modèle était un homme très repoussant qui me donna la chair de poule, j’abandonnai donc et retournai vers Speicher. »[3] Le lendemain, elle posa à nouveau pour lui et ils furent bientôt rejoints par d’autres étudiants. Un peu plus tard, un élève suggéra d’aller visiter l’exposition dédiée aux dessins de Rodin à la galerie 291. La galerie appartenait au très célèbre photographe et galeriste, Alfred Stieglitz, protecteur des artistes d’avant-garde.