I Texte fondateur : Les Peintres cubistes,
méditations esthétiques par Guillaume Apollinaire

 

 

 

Pablo Picasso, Buste de femme
(étude pour Les Demoiselles dAvignon), 1907.

Huile sur toile, 58,5 x 46 cm.

Musée Picasso, Paris.

 

 

I

Les vertus plastiques : la pureté, l’unité et la vérité maintiennent sous leurs pieds la nature terrassée.

En vain, on bande l’arc-en-ciel, les saisons frémissent, les foules se ruent vers la mort, la science défait et refait ce qui existe, les mondes s’éloignent à jamais de leur conception, nos images mobiles se répètent ou ressuscitent leur inconscience et leurs couleurs, les odeurs, les bruits qu’on mène nous étonnent, puis disparaissent de la nature.

 

Ce monstre de la beauté n’est pas éternel.

Nous savons que notre souffle n’a pas eu de commencement et ne cessera point, mais nous concevons avant tout la création et la fin du monde.

Cependant, trop d’artistes peintres adorent encore les plantes, les pierres, l’onde ou les hommes.

On s’accoutume vite à l’esclavage du mystère. Et, la servitude finit par créer de doux loisirs.

On laisse les ouvriers maîtriser l’univers et les jardiniers ont moins de respect pour la nature que n’en ont les artistes.

Il est temps d’être les maîtres. La bonne volonté ne garantit point la victoire.

En deçà de la vérité dorment les mortelles formes de l’amour et le nom de la nature résume leur maudite discipline.

 

La flamme est le symbole de la peinture et les trois vertus plastiques flambent en rayonnant.

La flamme a la pureté qui ne souffre rien d’étranger et transforme cruellement en elle-même ce qu’elle atteint.

Elle a cette unité magique qui fait que si on la divise, chaque flammèche est semblable à la flamme unique.

Elle a enfin la vérité sublime de sa lumière que nul ne peut nier.

 

Les artistes peintres vertueux de cette époque occidentale considèrent leur pureté en dépit des forces naturelles.

Elle est l’oubli après l’étude. Et, pour qu’un artiste pur mourût, il faudrait que tous ceux des siècles écoulés n’eussent pas existé.

La peinture se purifie, en Occident, avec cette logique idéale que les peintres anciens ont transmise aux nouveaux comme s’ils leur donnaient la vie.

Et c’est tout.

L’un vit dans les délices, l’autre dans la douleur, les uns mangent leur héritage, d’autres deviennent riches et d’autres encore n’ont que la vie.

Et c’est tout.

On ne peut pas transporter partout avec soi le cadavre de son père. On l’abandonne en compagnie des autres morts. Et, l’on s’en souvient, on le regrette, on en parle avec admiration. Et, si l’on devient père, il ne faut pas s’attendre à ce qu’un de nos enfants veuille se doubler pour la vie de notre cadavre.

Mais, nos pieds ne se détachent qu’en vain du sol qui contient les morts.

 

Considérer la pureté, c’est baptiser l’instinct, c’est humaniser l’art et diviniser la personnalité.

La racine, la tige et la fleur de lis montrent la progression de la pureté jusqu’à sa floraison symbolique.

 

Tous les corps sont égaux devant la lumière et leurs modifications résultent de ce pouvoir lumineux qui construit à son gré.

Nous ne connaissons pas toutes les couleurs et chaque homme en invente de nouvelles.

Mais, le peintre doit avant tout se donner le spectacle de sa propre divinité et les tableaux qu’il offre à l’admiration des hommes leur conféreront la gloire d’exercer aussi et momentanément leur propre divinité.

Il faut pour cela embrasser d’un coup d’œil : le passé, le présent et l’avenir.

La toile doit présenter cette unité essentielle qui seule provoque l’extase.

Alors, rien de fugitif n’entraînera au hasard. Nous ne reviendrons pas brusquement en arrière. Spectateurs libres nous n’abandonnerons point notre vie à cause de notre curiosité. Les faux sauniers des apparences ne passeront point en fraude nos statues de sel devant l’octroi de la raison.

Nous n’errerons point dans l’avenir inconnu, qui séparé de l’éternité n’est qu’un mot destiné à tenter l’homme.

Nous ne nous épuiserons pas à saisir le présent trop fugace et qui ne peut être pour l’artiste que le masque de la mort : la mode.

 

Le tableau existera inéluctablement. La vision sera entière, complète et son infini au lieu de marquer une imperfection, fera seulement ressortir le rapport d’une nouvelle créature à un nouveau créateur et rien d’autre. Sans quoi, il n’y aura point d’unité, et les rapports qu’auront les divers points de la toile avec différents génies, avec différents objets, avec différentes lumières ne montreront qu’une multiplicité de disparates sans harmonie.

Car, s’il peut y avoir un nombre infini de créatures attestant chacune leur créateur, sans qu’aucune création n’encombre l’étendue de celles qui coexistent, il est impossible de les concevoir en même temps et la mort provient de leur juxtaposition, de leur mêlée, de leur amour.