Madame Pompadour, 1915. Huile sur toile, 61,1 x 50,2 cm. Joseph Winterbotham Collection, Art Institute of Chicago, Chicago.
Amedeo Modigliani naît à Livourne en Italie en 1884 et décède à l’âge de trente-cinq ans à Paris. De mère française et de père italien, il est élevé dans la foi judaïque et grandit ainsi au contact de trois cultures.
Modigliani fut un homme charmant et passionné qui eut de nombreuses liaisons amoureuses au cours de sa vie. Trois sources alimentent l’inégalable puissance visionnaire de l’artiste : sans renier son héritage italien classique, il comprend également la sensibilité et le style français, ainsi que l’ambiance artistique dense qui règne dans le Paris de la fin du XIXe siècle. De plus, il est marqué par la lucidité intellectuelle propre à la tradition judaïque.
Contrairement à d’autres avant-gardistes, Modigliani peint essentiellement des portraits aux formes étirées. Il leur donne un caractère étrange et ajoute une touche mélancolique qui lui est propre. Ses nus sont d’une beauté sublime et empreints d’un érotisme exotique.
En 1906, il s’établit à Paris, centre de l’innovation artistique et du commerce international de l’art. Là, il fréquente régulièrement les cafés et les galeries de Montmartre et de Montparnasse, lieux de rencontre des groupes d’artistes les plus divers. Très tôt, il se lie d’amitié avec Maurice Utrillo (1883-1955), peintre néo-impressionniste et alcoolique, et avec le peintre allemand Ludwig Meidner (1884-1966) qui qualifie Modigliani de « dernier vrai bohémien ».
S’il est vrai que sa mère lui envoie tout l’argent dont elle peut disposer, il est néanmoins souvent contraint de changer de domicile. Parfois, il doit même abandonner sur place ses œuvres lorsque, incapable de payer son loyer, il quitte précipitamment les lieux. Voici la description d’un des logis de Modigliani, par Fernande Olivier (1881-1966), la première maîtresse de Pablo Picasso à Paris, dans son livre Souvenirs intimes : écrits pour Picasso :
« Une estrade sur quatre pieds dans un coin de la pièce. Un petit fourneau rouillé avec une cuvette en terre cuite posée dessus ; à côté, sur une table en bois blanc, une serviette et un morceau de savon. Dans un autre coin, une caisse étroite et miséreuse, barbouillée de peinture noire, servait de divan. Une chaise en osier, des chevalets, des toiles de toutes les dimensions, des tubes de couleur éparpillés par terre, des pinceaux, des récipients pour l’essence de térébenthine, un pot contenant de l’acide nitrique (pour les gravures) et pas de rideaux. »
Tête de femme avec un chapeau, 1907. Aquarelle sur papier, 35 x 27 cm. William Young and Company, Boston.
Modigliani est un des personnages éminents du Bateau-Lavoir, cette fameuse maison où de nombreux artistes, comme Picasso, ont leurs ateliers. C’est probablement à l’écrivain Max Jacob (1876-1944), ami de Modigliani et de Picasso, que le Bateau-Lavoir doit son nom. À cette époque, Picasso y peint Les Demoiselles d’Avignon, représentation radicale d’un groupe de prostituées qui marque le début du cubisme.
Au Bateau-Lavoir, d’autres artistes travaillent eux aussi au développement du cubisme, parmi eux les peintres Georges Braque (1882-1963), Jean Metzinger (1883-1956), Marie Laurencin (1883-1956), Louis Marcoussis (1878-1941) et les sculpteurs Juan Gris (1887-1927), Jacques Lipchitz (1891-1973) et Henri Laurens (1885-1954).
Les couleurs vives et le style libre du fauvisme jouissent alors d’une grande popularité. Modigliani fait la connaissance des fauves du Bateau-Lavoir, parmi eux André Derain (1880-1954), Maurice de Vlaminck (1876-1958) et le sculpteur expressionniste Manolo (Manuel Martínez Hugué, 1872-1945) ainsi que Chaïm Soutine (1893-1943), Moïse Kisling (1891-1953) et Marc Chagall (1887-1985).
Dans ses portraits, Modigliani représente nombre de ces artistes. Outre Max Jacob, d’autres écrivains sont eux aussi attirés par cette communauté, parmi eux Guillaume Apollinaire (1880-1918), poète et critique d’art (et amant de Marie Laurencin), le surréaliste Alfred Jarry (1873-1907), Jean Cocteau (1889-1963), écrivain, philosophe et photographe, dont la relation avec Modigliani est ambiguë.
Il y a aussi André Salmon (1881-1969). Celui-ci écrira plus tard un roman, qui sera adapté pour la scène, sur la vie peu conventionnelle de Modigliani (La Vie passionnée de Modigliani).
Femme de lettres américaine et collectionneuse d’œuvres d’art, Gertrude Stein (1874-1946) et son frère Léo comptent également parmi les habitués du Bateau-Lavoir.
Appelé « Modi » par ses amis (jeu de mot basé sur l’expression « peintre maudit »), Modigliani est convaincu que les besoins et les désirs de l’artiste sont différents de ceux des hommes ordinaires.
Il en déduit qu’il faut que sa vie soit jugée de manière différente ; théorie que lui inspire la lecture d’auteurs tels que Friedrich Nietzsche, Charles Baudelaire et Gabriele d´Annunzio.
Modigliani a des liaisons innombrables, boit copieusement et se drogue. De temps à autre pourtant, il retourne en Italie afin de voir sa famille et se reposer.
Dans son enfance, Modigliani souffrait d’une pleurésie et de la typhoïde, maladies dont il ne guérira jamais complètement. Le manque constant d’argent et sa vie instable et dissolue aggravent son état de santé déjà inquiétant.
Lorsque la tuberculose l’emporte, Jeanne Hébuterne, sa jeune fiancée, est enceinte de leur second enfant. Sans lui, la vie lui semble alors insupportable et elle se suicide le lendemain de sa mort.
Femme aux cheveux roux, 1917. Huile sur toile, 92,1 x 60,7 cm. Chester Dale Collection, National Gallery of Art, Washington, D.C.
Chaïm Soutine, 1917. Huile sur toile, 91,7 x 59,7 cm. Chester Dale Collection, National Gallery of Art, Washington, D.C.
De l’Art traditionnel à l’art moderne
Une Nouvelle Interprétation des œuvres classiques
Guglielmo Micheli, le premier maître de Modigliani, est un adepte de l’école des Macchiaioli, impressionnistes italiens. Auprès de lui, Modigliani apprend tant à observer la nature qu’à concevoir l’observation en tant que pur sentiment. Il suit des cours où il dessine les objets de l’environnement d’une manière traditionnelle et se plonge dans l’histoire de l’art italien. Très tôt, il s’intéresse aux études de nus et au concept classique de beauté idéale.
Dans les années 1900-1901, il visite Naples, Capri, Amalfi, revient par Florence et Venise : il étudie au cours de ce voyage les originaux de nombreux chefs-d’œuvre de la Renaissance.
Les artistes du XIVe siècle (Trecento) l’impressionnent tout particulièrement, notamment les compositions et les couleurs délicates de Simone Martini : ses figures allongées et serpentines, d’une tendre tristesse, préfigurent les formes torsadées et l’intensité lumineuse qui caractérisent l’œuvre de Sandro Botticelli.
Modigliani est fortement influencé par ces deux artistes : dans ses tableaux Nu debout (Elvire) (1918) et Jeune Femme en chemise de la même année, il reprend la pose de la Vénus dans La Naissance de Vénus de Botticelli. Pour le Nu assis au collier (1917), il inverse cette même pose.
Les sculptures de Tino di Camaino (début XIVe), caractérisées par un mélange de lourdeur et d’incorporéité, un port de tête incliné et des yeux en amandes sans expression, stimulent aussi l’imagination de Modigliani.
On a comparé ses compositions torsadées et ses figures étirées à celles des maniéristes de la Renaissance, en particulier au Parmesan et au Greco. En outre, Modigliani emploie la couleur et l’espace d’une façon non naturaliste qui révèle des parallèles évidents avec l’œuvre de Jacopo da Pontormo.
Pour ses séries de nus, Modigliani reprend la structure de nombreux nus célèbres de la Renaissance tardive, entre autres ceux de Giorgione, Titien, mais aussi de Velázquez et Ingres. Il évite pourtant leur romantisme idéalisé et leur caractère décoratif.
Modigliani connaît également très bien les tableaux de Goya et de Manet, artistes qui ont, eux aussi, suscité des controverses en peignant des nus féminins réalistes, rompant ainsi avec la convention artistique qui obligeait les artistes à intégrer les nus dans des scènes mythologiques, allégoriques ou historiques.
Fille avec des nattes (La Chemise rose), 1918. Huile sur toile, 60,1 x 45,4 cm. Musée d’Art de Nagoya, Nagoya.
La Découverte de nouvelles formes d’art
Les formes de l’art antique, de l’art des cultures étrangères et le cubisme influencent Modigliani à tel point que sa propre œuvre s’émancipe de plus en plus de l’art du passé. Les sculptures africaines et cycladiques (datant du début de l’Antiquité grecque) sont très en vogue dans le Paris de la fin du XIXe siècle. Picasso importe d’Afrique de nombreux masques et sculptures. Le mariage entre leur forme simple et abstraite et le recours à une variété infinie de perspectives inspire directement le cubisme.
Modigliani est profondément impressionné par la façon dont les sculpteurs africains créent des sculptures abstraites et pourtant plaisantes à partir de matériaux massifs, des sculptures décoratives, sans détails superflus. L’étude Sculpture africaine et caryatide (vers 1912-1913) témoigne de l’intérêt qu’il porte à ces œuvres. Il crée une série de « Têtes » en pierre (vers 1911-1914) qu’il appelle des « colonnes de tendresse », prévues pour orner un « temple de la Volupté ».
C’est grâce à son ami Constantin Brancusi (1876-1957), sculpteur roumain, qu’il entre pour la première fois en contact avec les statues grecques de la Haute Antiquité, appartenant à la civilisation des Cyclades. Celles-ci, ainsi que les propres œuvres de Brancusi, lui inspirent ses caryatides, car il s’intéresse à la représentation de la stabilité ; les caryatides, en tant que structures supportant un poids, unissent force et grâce et forment le motif idéal. Néanmoins, les détails de ses caryatides révèlent une conception moderne de la sexualité et reflètent le désir de montrer une féminité sensuelle.
On associe souvent au sommeil la pose de la Caryatide (vers 1914), les bras croisés derrière la tête ; elle préfigure la pose du Nu couché aux bras ouverts (Nu rouge) (1917). La caryatide est certes svelte, toutefois, son ventre et ses solides cuisses font écho aux bras ronds et charnus et à la tête. Sa pose fait référence au contrapposto, fréquemment utilisé dans l’art de la Renaissance, et montre l’attrait de Modigliani pour la souplesse du corps et la sensualité des formes arrondies. Les rondeurs des deux caryatides roses (1913 et 1914), tableaux où l’artiste a employé une profusion de couleurs vives, sont encore plus plantureuses.
Leur représentation est principalement basée sur une composition de cercles qui produisent une forte impression de géométrie. C’est cette conception cubiste, perfectionnement des idées de Cézanne, qui amène Modigliani à représenter ses caryatides sous cette forme géométrique stylisée.
Malgré leur évidente sensualité, les courbes et les cercles bien équilibrés de ces personnages produisent un effet peu naturaliste, mais sont soigneusement arrangés. Leurs rondeurs sont les signes précurseurs des lignes ondoyantes et de la conception géométrique que l’on retrouvera plus tard dans les nus de Modigliani, comme dans le Nu au divan.
Le fait de dessiner ses caryatides rend Modigliani plus à même d’exploiter le potentiel décoratif de diverses poses, ce qui ne lui aurait pas été possible en sculpture. Les bras levés de la Caryatide (vers 1911-1912) lui donnent la pose stylisée d’une danseuse de ballet. Elle est plus mince que la plupart des autres caryatides de l’artiste et ses formes physiques anguleuses, à l’exception de ses seins ronds et voluptueux et des lignes ondoyantes de ses hanches et de ses cuisses, sont inhabituelles chez Modigliani. D’une manière semblable, la Caryatide datant de 1910-1911 (esquisse au fusain) penche la tête et plie la jambe. L’accent mis sur la cuisse levée et les seins pointus dans la Caryatide (1912-1913) illustre clairement l’intention de Modigliani de représenter le personnage en tant que créature sexuée.
Portrait de Paul Alexandre devant un arrière-plan vert, 1909. Huile sur toile, 100 x 81 cm. Collection privée.
La Caryatide datant de l’année 1912 regarde le spectateur en face et semble préfigurer les nus debout de Modigliani. Si la composition géométrique de ce personnage est évidente, l’extrême simplification de ses formes l’est tout autant.
La Caryatide de 1913 est une représentation plus soigneusement travaillée du même motif, comportant des détails délicats sur les tétons et le nombril. Le doux arrondi de son genou rend le personnage vivant et humain. Les lignes structurées de façon originale qui parcourent le ventre ressemblent à un collier de perles et accentuent la forme conique de son bas-ventre et le triangle pubien entre ses cuisses.
Le Nu debout (vers 1911-1912) ne fait déjà plus fonction de caryatide supportant un poids, il s’agit-là plutôt d’une véritable étude de nu dans laquelle l’artiste aborde le corps humain sous un angle architectural. Ses bras croisés encadrent ses seins aux contours nets tandis que les traits de son visage restent abstraits et ressemblent à ceux d’un masque africain. L’esquisse Nu assis (vers 1910-1911) est un nu au sens propre du terme et témoigne du fait que Modigliani est passé des caryatides à la véritable peinture de nus. En faisant vibrer les contours du corps du personnage, il se rapproche de façon plus expressive de son érotisme.
Parmi les sculptures de caryatides, une seule existe encore aujourd’hui, la Caryatide accroupie en pierre calcaire (1914). Contrairement aux « Têtes » de pierre créées par Modigliani, elle n’est que grossièrement taillée : soit il a renoncé à la finir, soit, peut-être, l’a-t-il délibérément laissée dans cet état brut pour lui donner une apparence plus puissante. Malgré le fait que sa pose ressemble à celle des caryatides dessinées, ses formes sont massives et encombrantes, moins géométriques et plus naturalistes quant aux détails. Sa façon de représenter les seins et le ventre démontre la connaissance de Modigliani de la musculature et sa volonté de délier les formes solides même aux endroits difficiles comme la zone entre la poitrine, le cou et le bras.
L’influence de Cézanne et des expressionnistes se manifeste dans les traits sévères du Nudo dolente (1908), l’un des premiers nus de Modigliani, auquel manque la sexualité voluptueuse des nus qu’il dessinera plus tard. Le tableau est plus bouleversant qu’attrayant, bien que le visage renversé aux lèvres pleines et légèrement entrouvertes et aux yeux à demi fermés évoque un état d’extase, peut-être d’agonie ou de volupté. Il ressort clairement de ce tableau que Modigliani est prêt à expérimenter des styles différents. Il y illustre sa puissance et sa passion artistiques.
En 1909, Modigliani s’installe à Montparnasse où vit son ami Brancusi, comme beaucoup d’autres artistes à cette époque. Le Café du Dôme, sur le côté sud du boulevard de Montparnasse est particulièrement apprécié des artistes allemands, tandis que le Café de la Rotonde, au nord, est l’endroit que fréquentent régulièrement le peintre japonais Léonard Foujita (1886-1968) et ses amis. L’influence des peintres innovateurs de la fin du XIXe siècle, comme Paul Gauguin et le Douanier Rousseau, est toujours perceptible, mais, des artistes plus jeunes comme André Derain et les fauves, Pablo Picasso, Ossip Zadkine (1890-1967) et les cubistes créent leur propre style.
L’échange des idées est phénoménal. Des marchands d’art et des collectionneurs comme Paul Guillaume (1893-1934), dont Modigliani fait la connaissance en 1914, et Léopold Zborowski (1889-1932), qui se lie d’amitié avec l’artiste en 1916, fréquentent eux aussi le quartier. Dans ce creuset d’idées, Modigliani s’intéresse dans un premier temps à une multitude de styles avant de trouver sa propre voie. Les innovations se succèdent à un rythme si effréné qu’au moment où Modigliani crée son style cubiste marqué par l’art africain, les cubistes des premières heures se penchent déjà sur de nouvelles idées. Dans ses études de caryatides, on remarque des parallèles évidents avec Les Demoiselles d’Avignon de Picasso, en particulier dans la posture anguleuse aux bras lourds relevés et les perspectives multiples.
Le Nu et la morale
Modigliani est fasciné par la façon dont on peut restituer le volume par les contours. Il restitue les structures massives de la sculpture sur la toile et capte ainsi l’essence de l’élégance classique. En refusant de renier le passé, Modigliani s’attire bien sûr la critique de ses contemporains avant-gardistes, en particulier des futuristes dont il a rejeté le manifeste. Les futuristes affirment que l’art ne doit traiter que des styles et des thèmes modernes comme les machines ou les automobiles.
Par conséquent, les tableaux de Modigliani leur semblent trop démodés et le nu féminin, en tant que motif standard de l’art traditionnel, doit être rejeté. Néanmoins, la façon dont Modigliani peint les nus est si unique et novatrice que les traditionalistes sont choqués par son œuvre.
Paul Guillaume, Novo Pilota, 1915. Huile sur carton collé sur contreplaqué, 105 x 75 cm. Musée de l’Orangerie, Paris.
Une Libération inconsciente
La Maja nue de Goya avait suscité la consternation parce que le tableau représentait une dame de la cour bien connue. Il est vrai que Modigliani reprend la composition de cette œuvre dans de nombreux nus, par exemple le Nu au collier (1917), Nu (1919) et Nu couché aux bras ouverts (Nu rouge) (1917). Cependant, le tableau de Goya atteint, par son ambiance distanciée et par la pose choisie, un formalisme qui rappelle la Renaissance tardive. Modigliani, en revanche, évite les compositions, les arrière-plans et les techniques formalistes. Il confère ainsi à ses nus une sauvagerie et une liberté qui les rendent modernes et remarquables.
Lors de sa première présentation en 1863, l’Olympia de Manet fut surtout critiquée parce qu’une simple prostituée parisienne avait posé pour le tableau et qu’on la considérait indigne d’être le motif d’une œuvre d’art. Autre fait scandaleux : la personne représentée fixe le spectateur d’un regard direct. Le spectateur est ainsi contraint d’avouer qu’il admire une prostituée ; il ne peut plus désormais feindre de regarder le nu de façon involontaire, comme il le fait en contemplant une représentation narrative ou en essayant de comprendre la signification d’une scène allégorique.
Le modèle dans le Nu de Modigliani (1919) rappelle la Vénus endormie de Giorgione, avec son bras droit replié derrière la tête et sa position légèrement diagonale sur la toile. Toutefois, l’artiste renonce ici à représenter un paysage florissant ou un arrière-plan richement imagé intégrant le personnage dans une scène mythologique ou bucolique.
De façon analogue, la pose du Nu sur coussin bleu (1917) est empruntée à la Vénus endormie, cependant le modèle de Modigliani ne dort pas sagement mais est parfaitement conscient du fait qu’il est observé. Les lèvres pleines, rouges et sensuelles du modèle soulignent son attrait et son désir. Il apparaît donc au spectateur plus vivant et plus physique que la Vénus endormie, bien que le style du tableau soit moins réaliste. Alors que l’Olympia de Manet invite le spectateur à établir un contact visuel avec la prostituée qui le regarde, les yeux bleus du personnage de Modigliani ajoutent à cette sollicitation un surréalisme inquiétant. Si ses yeux sont ouverts, son regard est cependant vide et elle défie ainsi le spectateur, tout en restant inaccessible.
Le symbolisme considère les yeux comme le « miroir de l’âme » : ils représentent en tant que tel aussi bien l’introspection que l’observation. Modigliani a lu les poèmes des symbolistes avec attention et cite souvent leurs vers de mémoire. En 1903, lors de la biennale de Venise, il étudie les œuvres symbolistes d’artistes tels qu’Odilon Redon, Édouard Munch et Gustave Moreau.
Le regard vide des nus de Modigliani représente peut-être leur caractéristique la plus oppressante. Il s’oppose non seulement à celui de la plupart des nus classiques, tantôt passifs, tantôt détournés de manière rassurante ou encore fermés, mais aussi à la façon dont l’Olympia fixe le spectateur de son regard passif, mais néanmoins perceptible.
L’expression froide et désintéressée du Nu regardant par-dessus son épaule droite (1917) semble exprimer la contrariété du modèle à être observé. Sa pose est une reprise inversée de la Vénus au miroir de Vélasquez, mais contrairement à la Vénus qui ne fixe que son propre reflet, elle regarde le spectateur en dehors du tableau. Modigliani attire le regard du spectateur vers ses hanches rondes et ses fesses qui forment le centre de la composition. Une anecdote veut que le peintre ait rencontré l’impressionniste vieillissant Auguste Renoir qui lui décrivit la création d’un de ses tableaux comme si le peintre avait caressé encore et encore les fesses du modèle. Modigliani répondit brutalement que les fesses ne l’intéressaient pas. Et en effet, la plupart de ses nus sont représentés de face, ce qui explique peut-être la tension inhabituelle de ce tableau.
Modigliani ne nomme pas ses modèles ; on ne sait donc pas s’il s’agit de déesses ou de prostituées. Par conséquent, ses tableaux ne peuvent être jugés que selon des critères artistiques, car ils ne comportent aucun indice évident faisant référence à la situation sociale ou politique. Néanmoins, le fait de renoncer à tout contexte est en soi extrêmement politique, car la société de cette époque est encore fortement dominée par la pruderie et les hiérarchies sociales rigides du XIXe siècle.
La représentation de corps dénudés n’est moralement acceptable que lorsque les nus sont présentés selon les conventions artistiques traditionnelles, les tableaux sortant ainsi du contexte quotidien. Par ce biais, le public peut admirer des nus, sans pour autant être obligé de changer son attitude répressive à l’égard de la sexualité. Modigliani n’est pas un défenseur des élites sociales et, à ses yeux, la beauté et l’érotisme des femmes du peuple n’ont rien de choquant. Par conséquent, il ne les considère pas comme des sujets indignes du grand art. Dans ses nus, il renonce aux détails et aux seconds plans qui pourraient nous renseigner sur l’appartenance du modèle à une certaine classe ou position sociale.
Ceci empêche le spectateur de formuler des jugements moraux quant au statut ou à la façon de vivre des personnages et l’oblige à ne considérer que l’aspect esthétique du tableau. Le fait de mépriser à tel point les anciennes conventions choque ceux qui craignent la sexualité féminine et la libéralité de la bohème. Manet, avec son Olympia, suscita l’indignation en glorifiant dans son tableau une prostituée sûre d’elle-même et dépourvue de sentiments de culpabilité. La plupart des nus de Modigliani ne sont, eux aussi, ni timides, ni vertueux comme le sont la Vénus de Giorgione ou les nus de Titien.
Tête rouge, 1915. Huile sur carton, 54 x 42,5 cm. Musée national d’Art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris.
La posture des modèles et l’absence complète d’éléments narratifs ou de contenu, le corps érotique représenté en tant que tel, sont jugés scandaleux. Ces œuvres de Modigliani, qui voue un grand respect à la tradition classique et désire en faire partie, ne sont pas considérées comme du grand art, mais comme des représentations révoltantes de femmes dénudées. La police ferme la première et unique exposition où ses œuvres sont présentées en exclusivité, l’exposition de la galerie Berthe Weill, en 1917, car Modigliani a osé peindre les poils pubiens des modèles, détail qui brise néanmoins les conventions artistiques.
Des artistes comme Gustave Courbet ont certes déjà trouvé plaisir à peindre de façon aussi réaliste auparavant, mais il ne leur avait pas été permis d’exposer de telles œuvres en public. Pour Modigliani, ses nus ne sont pas des manifestations de fantasmes personnels. Par conséquent, il ne comprend pas pourquoi ils ne doivent pas être montrés au public. Bon nombre d’autres artistes partagent son avis.
En effet, ce qui attire l’attention de la police sur lui, c’est justement l’importante affluence du public qui vient voir ses tableaux. On ne ferme pas l’exposition de Modigliani pour la seule raison de l’indécence de ses tableaux, mais à cause de leur grande popularité.
L’un de ses premiers nus, le Nu assis (vers 1916), représente probablement Béatrice Hastings, excentrique poétesse anglaise avec laquelle Modigliani a une liaison de 1914 à 1916. Elle lui est d’une grande aide, en particulier lorsqu’il revient à la peinture. En effet, les frais élevés de matériel et les problèmes pulmonaires causés par la poussière de pierre obligent Modigliani à renoncer à la sculpture. La création du Nu assis est vraisemblablement due à ses encouragements. Les contours extérieurs ne sont pas encore tracés avec autant d’assurance que dans ses travaux ultérieurs : ils sont irréguliers et brisés et le port de tête avec le menton pointu est fort étrange. Le visage tourné vers le bas guide le regard du spectateur vers le milieu de la toile et vers le centre du corps. Ses cheveux tombants accentuent la forme des seins et les couleurs délicatement nuancées marquent les rondeurs de son ventre. Sa silhouette est élégamment placée sur la toile dans un léger angle, entre la clarté à gauche et l’obscurité à droite. L’arrière-plan est juste assez travaillé pour fournir un cadre au personnage, sans pourtant définir l’espace. La conscience du détail de Modigliani n’apparaît qu’en quelques rares endroits, en particulier dans la représentation des poils pubiens. L’emploi de couleurs lumineuses donne l’impression que le corps vibre, alors que le modèle dort.
Dans l’étude du Nu assis (1918), le modèle occupe également une pose assez inconfortable. Le ventre est fortement incurvé, le contrapposto est exagéré et le mollet est inachevé. Néanmoins, les courbes douces évoquent un mouvement et une délicatesse juvénile et confèrent chaleur et grâce au personnage. Les détails de son visage relevé sont juste assez travaillés pour lui donner une expression sensuelle et ravie. Un autre Nu assis (vers 1918) montre des influences cubistes et paraît distordu et maniéré. Le dessin des épaules, des jambes et des fesses est inachevé et les yeux asymétriques produisent un effet étrange et, à première vue, moins plaisant que dans le précédent. Toutefois, un charme nonchalant émane de la tête inclinée et la mollesse du corps suggère la décontraction. Un érotisme faisant l’effet d’un rêve, encore renforcé par la subtilité de la représentation, s’offre au spectateur.
Une ambiance tout aussi insolite domine le Nu sur coussin bleu (1917). Ici aussi, Modigliani laisse les jambes inachevées, mais consacre un soin minutieux à la forme des seins. Son expression étrangement envoûtante la fait certes paraître éveillée et vivante, mais ses yeux sont irréels ; son regard séduisant est en dehors du temps et de l’espace. C’est surtout à l’expérience de Modigliani, acquise lorsqu’il dessine les caryatides, qu’elle doit la plasticité de son corps. Sa forme est majestueuse et sculpturale, tandis que la composition est empruntée à la photographie : la partie supérieure de sa tête et les jambes sont coupées et en dehors du cadre.
L’Art du gros plan
Modigliani choisit souvent de peindre ses tableaux d’un point de vue rapproché. Ceci est sûrement dû à l’influence de la photographie et plus particulièrement de la photographie érotique qui devient à la mode à cette époque. Par l’application de cette technique, il renforce l’impression de la présence physique du personnage et de la faible distance séparant l’artiste du modèle. Dans presque tous ses nus, Modigliani omet les jambes et, souvent, une partie de la tête ou des bras manque également. Il produit ainsi l’effet d’un instantané. Ce procédé est particulièrement évident dans le Nu couché aux bras ouverts (Nu rouge) (1917) : en plaçant le corps du modèle au centre du tableau, de sorte qu’il semble faire exploser le cadre, Modigliani accentue l’aspect sexuel du personnage. Rien d’autre ne compte. La présentation instantanée rend le personnage facilement accessible au spectateur et transgresse en même temps les règles traditionnelles exigeant une composition complète. Malgré le coup de pinceau soigneux et la gradation habile des teintes délicates, l’ensemble dégage une impression de spontanéité aisée, à l’opposé de l’enseignement traditionnel qui veut que la qualité soit synonyme de travail minutieux. L’extravagance spontanée des nus de Modigliani les fait paraître encore plus insolents et éhontés aux yeux des conservateurs.
L’érotisme franc et joyeux qui émane de ses tableaux s’exprime également à travers la vie sexuelle très libre de l’artiste. Dès ses jeunes années, Modigliani acquiert une réputation de séducteur : l’étudiant des Beaux-Arts de Venise qu’il fut, consacre probablement plus de temps à fréquenter les cafés et les bordels que les cours de dessin. À Paris aussi, il a de nombreuses maîtresses, cependant on connaît peu de détails sur ces liaisons et elles sont l’objet de bien des spéculations. On suppose qu’il couche avec tous ses modèles, dont certaines sont très connues au sein de la communauté des artistes de l’époque. Kiki, la reine de Montparnasse, Lily, Massaouda la « Négresse », Elvire, la jeune et sauvage fugueuse, fille d’une prostituée espagnole, ainsi que Simone Thirioux qui lui donne un fils.
Cependant, il n’existe aucun nu permettant d’identifier avec certitude Elvire ou Simone et il n’existe qu’une seule et unique étude qui représente sans l’ombre d’un doute Béatrice Hastings. Il est probable qu’il engage des modèles professionnels qu’il paye, sans coucher avec elles. À la fin de sa série de nus, Modigliani atteint l’apogée de son art. Il suggère le volume par des arabesques élégamment recourbées et est passé maître dans l’art de la simplification et de l’abstraction.
Le Nu allongé (1919) est un exemple flagrant de la perfection avec laquelle il maîtrise le tracé des lignes. Les contours en sont égaux et précis. La distorsion non naturaliste de la hanche est néanmoins harmonieuse. Elle suggère la sexualité du personnage plus qu’elle ne la clame. Les couleurs modérées confèrent une atmosphère de calme au tableau. Le personnage féminin est inondé d’une lumière douce, les gradations subtiles des teintes dessinent ses formes de façon si aérienne qu’il semble flotter sur l’arrière-plan sombre.
Un nu de 1918 porte le titre de Nu debout (Elvire), quoique la liaison entre elle et Modigliani ait pris fin quelques années plus tôt. Dans ses mains, le modèle tient une pièce de tissu froissée juste assez bas pour créer l’illusion qu’elle est nue. Cette pose reprend la réserve des grands nus classiques et peut-être même la parodie-t-elle. Sa posture est strictement géométrique, ses seins ronds sont des hémisphères presque parfaits. Le regard vide et immobile paraît audacieux et lui donne la qualité monumentale d’une sculpture. Son rayonnement érotique semble avoir disparu, sa personnalité est figée. Elle ressemble non pas à une vraie femme, mais à une statue de pierre, à une forme purement physique, changée en objet et dépersonnalisée. Ici aussi, le manque de détails de l’arrière-plan souligne l’atemporalité du tableau.
L’Engagement émotionnel
Un Processus de dépersonnalisation
Bien qu’il peigne ses modèles en tant qu’individus autonomes, il est étonnant de constater que Modigliani ne s’efforce guère à établir un contact émotionnel avec eux et qu’il ne s’intéresse pas non plus à en faire le portrait d’un point de vue psychologique. En tant qu’artiste, il garde objectivité et distance et, surtout dans les derniers nus, il évite toute tentative manifeste de provoquer des émotions au spectateur. Ceci permet à celui-ci de réagir spontanément, mais exclut en même temps toute influence directe de l’artiste sur cette réaction.
Jusque dans les années 1940 et 1950, ses tableaux sont censurés en tant qu’œuvres obscènes et pornographiques, bien que Modigliani ne cherche jamais consciemment à provoquer. En raison de sa propre sexualité affranchie, il exprime son désir avec une joie qui, par son insouciance, frise l’innocence. Il ne craint ni la sexualité de ses modèles, ni sa propre libido. Par conséquent, ses nus sont exempts de ces émotions mesquines nourries par la répression sociale et la condamnation morale hypocrite.
Durant des siècles, le sommeil permit aux artistes de suggérer la satisfaction sexuelle et Modigliani représente bon nombre de ses modèles dans leur sommeil, en particulier dans ses nus tardifs. Même ceux qui sont éveillés semblent calmes et insouciants ou regardent dans le vide et s’abîment dans un monde d’introspection, sans que le spectateur puisse les déranger. Modigliani s’intéresse tout d’abord aux formes physiques de ses modèles, pas à leur caractère ; les yeux vides ou fermés soulignent son détachement vis-à-vis de la vie intérieure des protagonistes. Les yeux sans expression symbolisent aussi le regard tourné vers l’intérieur et l’introspection qui fascinait tant Modigliani. De plus, ils représentent une prise de position à l’égard du voyeurisme et de l’observation.
Contrairement à Edgar Degas qui, le plus souvent, tenta de peindre ses modèles de façon à faire croire qu’elles ne se savaient pas observées, Modigliani montre parfois clairement que le modèle répond au regard du spectateur, comme par exemple dans Nu regardant par-dessus son épaule droite (1917). En outre, Modigliani s’efforce d’abandonner la représentation de personnes identifiables pour exprimer une qualité intemporelle et éternelle par-delà les règles et préceptes moraux banals de la société. C’est le concept classique de la beauté qui lui inspire cette idée, mais également l’abstraction et la réduction des formes complexes à leur nature élémentaire, pratiquées par Cézanne. Chaïm Soutine a dit de Cézanne : « Les visages que peint Cézanne, à l’image des statues de l’Antiquité, n’ont pas de regard. »
Dans son étude des sculptures africaines abstraites, Picasso abandonne lui aussi la représentation d’individus particuliers dans l’espoir de trouver dans un tableau quelque chose de plus durable que l’instant éphémère d’une vie. Modigliani poursuit le même objectif artistique en dépersonnalisant ses tableaux. Les portraits qu’il peint durant son séjour dans le midi de la France, dont vingt-cinq portraits de Jeanne Hébuterne, en témoignent tout particulièrement. Il dit : « Je ne cherche ni le réel ni l’irréel, mais l’inconscient, le secret de ce qui est instinctif dans le genre humain. » (Doris Krystof, Modigliani.)
La Quête de l’esthétique
Le combat de Modigliani pour atteindre la perfection de l’apparence et de la forme se transforme en recherche platonique de l’essence de la beauté, par-delà la grâce et la sensualité de l’individu. Il commence à se concentrer sur l’équilibre, l’harmonie et la constance de la forme et à diminuer l’impression de pesanteur. Il aspire à combiner l’expression massive de la sculpture avec l’éclat vaporeux des couleurs et l’élégant tracé des lignes.
Cette aspiration esthétique dépasse largement l’expression de l’érotisme d’un quelconque personnage. Le paroxysme de cet effort est particulièrement manifeste dans le Nu au collier (1917), le Nu allongé (1919) et Nu (1919). Dans ces tableaux, surtout dans Le Nu allongé, se révèlent l’adresse de Modigliani dans le choix des couleurs et la précision du trait. Les détails des seins et de la région pubienne sont moins prononcés que dans les nus antérieurs et évoquent un érotisme plus doux mais moins éphémère.
Le Nu féminin debout (vers 1918-1919) est d’une grâce légère et les détails sont concentrés sur le visage du modèle. Du point de vue anatomique, les contours vibrants et le galbe plein des seins sont représentés avec exactitude et le trait maîtrisé de Modigliani lui permet de rendre en seulement quelques coups de pinceau le physique sculptural du personnage.
À la fin de la série de nus, Modigliani perfectionne la représentation de la sensualité et de l’attrait individuels. Il élimine les signes distinctifs superflus de ses tableaux pour ne plus dévoiler que les aspects abstraits de la beauté. Après avoir exploré les profondeurs de la sexualité dans sa propre vie, il recherche au-delà du désir ardent individuel le désir transcendant et il sait se libérer de l’intensité extatique et charnelle de ses œuvres antérieures pour créer un érotisme impersonnel et par conséquent moins éphémère. Il réussit à traduire l’énergie érotique et l’attirance émanant d’un modèle précis à un moment précis en un tableau reflétant l’universalité et l’atemporalité de la sexualité humaine. Peut-être cette transformation constitue-t-elle l’exploit artistique majeur de Modigliani.
Conclusion
Modigliani aimait l’art traditionnel italien et se considérait dans la continuité de cette tradition. Il la développait tout en respectant ses limites. Ses nus n’étaient pas censés être radicaux, ni destinés à susciter l’indignation. Néanmoins, sa perception fut influencée par l’art avant-gardiste qui se créait autour de lui. C’est ainsi qu’il allia l’Antiquité et le modernisme, le traditionnel et le révolutionnaire.
Mis à part l’intensité de sa passion et son désir de s’exprimer librement, c’est cette fusion de l’ancien et du nouveau qui lui permit de créer une vision nouvelle et unique. Même si de nombreux drames marquèrent sa courte existence, une joie et une force d’attraction jaillissent de ses nus, ce qui les place aujourd’hui encore parmi les œuvres les plus populaires de l’art moderne.
Jean Cocteau, 1916. Huile sur toile, 100,3 x 81,3 cm. Henry and Rose Pearlman Foundation, Inc., New York.