À PROPOS DE L´EROTISME CHINOIS

Du bonheur lié

A propos de l´érotisme chinois

Dans l´art et la culture taoïstes, le but principal était de trouver l’harmonie qui conduirait l´Homme, confronté à un univers mouvementé, vers une nouvelle sérénité. Dans ce contexte spirituel, l´amour représentait donc pour les Chinois une force qui devait unir le ciel et la terre, dans l´équilibre et le maintien du cycle productif de la nature. L´érotisme devint ainsi un art de vivre et fit partie intégrante de la religion (dans la mesure où ces notions occidentales peuvent être appliquées à cette pensée philosophique).

La religion taoïste suppose que le plaisir et l´amour soient purs. « Pour avoir accès à l´érotisme chinois, écrit Etiemble, grand connaisseur d´art chinois, nous devons nous éloigner de la notion de péché et de dualité entre corps dégénéré et esprit saint. » Cette idéologie se trouve aux fondements mêmes du christianisme. L´art érotique chinois reflète à quel point nous sommes « moralement corrompus » et « pleins de préjugés ».

Le couple Yin-Yang nous introduit directement dans l´érotisme chinois : « Le chemin du Yin et du Yang » ne signifie rien d´autre que le coït. Une des formules les plus connues de l´ancienne philosophie chinoise, « yi yin yi yang cheh we tao » (d´un côté le yin, de l´autre le yang, voilà ce qu’est le tao) indique que le coït entre un homme et une femme exprime la même harmonie que les changements entre le jour et la nuit, ou l’été et l’hiver. Le coït symbolise l´ordre du monde, l´ordre moral, tandis que notre culture le stigmatise comme le mal.

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Dans ce sens, le maître Tung-hüan écrit dans son Art d´aimer : « L´homme est la créature la plus sublime sous le ciel. Rien de ce qui lui revient ne peut être comparé à l´union sexuelle. Formée selon l´harmonie entre le ciel et la terre, elle règle le Yin et domine le Yang. Ceux qui comprennent le sens de ces mots peuvent préserver leur substance et prolonger leur vie. Ceux qui n´en comprennent pas la véritable signification vont vers leur perte. » La scission de l´Univers entre le Yin et le Yang est d’autant plus importante que ces deux principes inséparables s´influencent mutuellement.

Nous connaissons un grand nombre de manuels chinois dont le but était de donner une éducation amoureuse aux jeunes couples ; celle-ci passait à la fois par le désir, la morale et la religion. Dans ces textes, le coït est toujours évoqué par des métaphores, telles que « la guerre des fleurs », « allumer la grande chandelle » ou « les jeux du nuage et de la pluie ».

Ils débordent aussi d´images rappelant diverses positions sexuelles:

- dérouler la soie

- le dragon enroulé

- l´union des martins-pêcheurs

- les papillons qui voltigent

- les tiges de bambou à l´autel

- le couple des phénix dansants

- le cheval de tournoi galopant

- le saut du tigre blanc

- la souris et le chat dans le même trou

L´esthétique chinoise ne nomme jamais les choses directement et sans ambages, elle préfère au contraire les suggérer. Toute transgression de cette tradition est alors considérée comme vulgaire. Même la notion européenne d´« érotisme » serait trop directe, on préfère lui substituer la formule d´« idée de printemps ».

Sans artifice, mais aussi sans rudesse, l´amour physique est chanté dans les vers d´une chanson chinoise populaire :

« La fenêtre ouverte dans la lumière d´une lune automnale,

La bougie éteinte, la tunique de soie défaite,

son corps nage dans l´encens des tubéreuses. »

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Dans les images érotiques des peintures sur soie ou sur porcelaine, des gravures sur bois ou des illustrations, la sexualité n´est jamais montrée à l´état cru ou de façon pornographique, mais toujours dans un contexte de beauté et d´harmonie. Des détails symboliques et pleins de sens enrichissent ces représentations. Ils évoquent la tendresse qui occupe une place de prédilection dans l´iconographie chinoise. Toutefois ces détails sont difficilement déchiffrables pour des Européens : les visages froids et impassibles des amoureux sont bien loin d´un embrasement des passions.

C´est ainsi qu´une des cultures les plus fécondes et les plus anciennes du monde nous invite, à travers ses pratiques religieuses, à faire l´amour. Les manuels taoïstes professent la technique de la retenue du sperme, une invention tout à fait prodigieuse qui permet de satisfaire la femme.

Ainsi se produit une alchimie subtile : l´homme reçoit le Yin de la femme qui obtient de l´homme l´essence pure du Yang. Pour cette raison, le coitus reservatus est considéré dans le taoïsme et dans le tantrisme comme la forme la plus subtile de l´union sexuelle, parce qu´il permet de franchir le fossé entre l´énergie masculine et l´énergie féminine. L´engendrement d´une nouvelle vie n´est pas le but principal de l´acte sexuel. Celui-ci consiste plutôt en l´identification avec les forces cosmiques que les forces de la vitalité.

La « théorie des sucs » sous-entend que le sperme est conduit par la colonne vertébrale directement au cerveau. Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, la médecine européenne faisait les mêmes suppositions. Que l´on n´oublie pas non plus les angoisses des jeunes garçons, liées à l´onanisme, qui devait les conduire pensait-on vers une dégénération de la moelle épinière et un dessèchement du cerveau.

Tandis que l´éjaculation procure un instant de plaisir qui se perd très vite et finit dans un amollissement de tout le corps, un bourdonnement des oreilles, une fatigue des yeux et une sécheresse de la gorge, le coitus reservatus ou coitus interruptus provoque une croissance de la vitalité et une amélioration de tous les sens.

Parmi les manuels les plus connus se trouvent ceux de Sou Nu King et de Sou Nu Fang qui racontent notamment comment le légendaire Empereur Jaune, Huang-ti (2697-2599 av. J.-C., selon l´historiographie traditionnelle), se faisait instruire par des femmes expérimentées. Dans les Traités de la Chambre à Coucher on peut lire le dialogue entre l´Empereur et une de ses maîtresses :

« L´Empereur Jaune demande à la jeune fille : Mon esprit est sans force et il lui manque de contenu ; je vis constamment dans la peur et mon cœur est triste. Que puis-je faire pour guérir ? La jeune fille répondit tout naturellement : Toute faiblesse humaine provient d´une malheureuse union des corps pendant l´acte sexuel. Comme l´eau gagne dans la lutte contre le feu, la femme gagne dans la lutte contre l´homme. Ceux qui sont habiles dans les plaisirs ressemblent aux bons cuisiniers qui savent joindre les cinq épices à une soupe. Ceux qui comprennent l´art du Yin et du Yang peuvent unir les cinq manières de la volupté ; ceux qui ne le savent pas meurent avant d’avoir atteint l´âge mûr et sans avoir tiré le moindre plaisir de la concupiscence. Ne faut-il pas prévenir ce danger ? »

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Dans une autre leçon du même ouvrage :

Huang-ti demanda : « Qu´obtient-on en pratiquant la copulation selon le chemin du Yin et du Yang ? »

« Pour l´homme, la copulation sert à faire surgir ses énergies - pour la femme, elle sert de protection contre les maladies. Ceux qui ne connaissent pas le bon chemin pensent que l´acte sexuel peut être nuisible à la santé. En vérité, l´acte sexuel n´a qu´un seul but : le plaisir et la joie corporelle, mais aussi la paix dans le cœur et la force de la volonté. L´être humain ne se sent ni repu ni affamé, il n’a ni froid ni chaud ; le corps est satisfait et l´âme aussi.

Majestueusement, l´énergie afflue et reflue, et nul désir ne trouble cette harmonie. Tel est le résultat d´une union bien accomplie. Si on suit cette règle, les femmes atteindront le plein plaisir et les hommes resteront toujours sains. » Ainsi répondit Sunü.

Tous ces manuels conseillent de pratiquer l´amour aussi souvent que possible et même dans un âge avancé : « L´homme n´aimerait pas, peu importe son âge, vivre sans femme ; s’il est sans femme, sa concentration en souffre ; si sa concentration en souffre, les forces de son esprit s´affaiblissent ; si les forces de son esprit s´affaiblissent, sa durée de vie se raccourcit... »

La bibliographie des œuvres de l´époque des Han, c´est-à-dire l´ère antérieure à la naissance du Christ, comporte huit livres entièrement consacrés à l´art d´aimer. Depuis cette époque la maxime suivante a été adoptée : « L´art de la relation sexuelle avec une femme consiste à rester maître de soi-même en empêchant l´éjaculation afin que le sperme puisse regagner le cerveau. » Depuis, tout Chinois cultivé se doit de connaître la technique de renforcement de la puissance masculine nommée « boire à la fontaine de jade » : il fallait rester dans la femme pendant qu´elle avait son orgasme et ne la quitter qu´après, sans déverser son sperme. Les traités enseignent que l´on pouvait même avoir plusieurs relations avec différentes femmes, dans une même nuit, si on suivait cette technique.

Une sagesse taoïste en rappelle l´aspect positif pour la santé :

« Ceux qui sont capables d´avoir plusieurs relations sexuelles chaque jour sans déverser leur sperme, guériront de toutes leurs maladies et atteindront un âge fort avancé. Si les rapports sexuels ne se limitent pas à une seule femme, le succès de cette méthode ne sera qu´agrandi. Le mieux étant de faire l´amour avec dix femmes ou plus, au cours d’une même nuit. »

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Sexe, médecine et religion sont donc étroitement liés dans le taoïsme en raison du nombre important de flux énergétiques qui traversent le corps. Il existe une relation entre le monde extérieur dans lequel l´homme vit et l´intérieur individuel de chacun. La sexualité est ainsi appelée à jouer un rôle central dans la vie de chacun.

C´est pourquoi l´homme considérait la satisfaction sexuelle de plusieurs femmes comme un devoir. Et cela sans avoir épuisé toutes ses énergies. Logiquement, les hommes devaient apprendre différentes techniques érotiques afin de procurer à plusieurs femmes des orgasmes répétés, sans vivre pour autant leur propre orgasme.

L´éducation taoïste, depuis l´effort le plus simple jusqu´aux cimes spirituelles les plus élevées, se fondait sur le contrôle des énergies sexuelles.

Le tantrisme, influencé par le bouddhisme, correspondait par opinions et intentions en grande partie au taoïsme.

Le plus fort développement de l´art érotique se concentra principalement dans les riches cités commerciales du sud de la Chine, au commencement de cette période considérée comme le début des temps modernes pour le continent asiatique. À partir du Xe siècle, des villes aussi fameuses que Suzhou, Hangzhou ou Quanzhou étaient les plus florissantes du monde entier. Les commerçants fréquentaient des bordels luxueux, des maisons de vin et autres lieux du plaisir comme les maisons de thé ou les bains. Ils formaient une subculture, aujourd’hui largement documentée par les écrits et romans de cette époque. La culture des courtisanes en faisait partie.

L´âge d´or de l´art érotique chinois date de la fin de la période Ming (1368-1644) qui se caractérise par une liberté relativement grande et par l´épanouissement de toutes sortes d´arts et de sciences.

La pruderie du confucianisme fut à l’origine de la destruction d’un grand nombre de peintures érotiques qui illustraient les anciens manuels taoïstes. Le confucianisme réfutait l´érotisme, prônait la séparation des sexes ainsi que la subordination des passions personnelles aux lois de la famille et de l´Etat.

Plus tard, le christianisme joua un rôle néfaste en favorisant ces pratiques iconoclastes. Ce qui avait survécu à toutes ces époques, disparut finalement lors de la révolution culturelle maoïste.

Ces détours philosophiques peuvent sans doute expliquer la délicatesse de l´érotisme chinois. Comme des moulins à prières, on répète ces indications dans les livres sur la Chine. Pourtant, l´érotisme asiatique reste encore très énigmatique.

En tant qu´Européens, nous nous demandons comment l´extase sensuelle peut se marier avec une technique si finement élaborée et une telle myriade de prescriptions et de recettes. Ne perd-on pas de cette façon la spontanéité des émotions et les sentiments passionnels ?

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Toute cette culture de la finesse, du petit et du pur, n´obéit-elle pas à un mécanisme d´édulcoration et d´idéalisation ?

N´assistons-nous pas à une mutation vers le contraire ?

Et ce contrôle si subtil des pulsions, n´indique-t-il pas des angoisses refoulées, cachées par l´explication officielle et idéologique de l´amour ?

Éviter l´orgasme masculin, c´est sûrement aujourd´hui une mesure très raisonnable afin de réduire le nombre de naissances, mais quand ce fait est expliqué par la perte d´énergies vitales, on soupçonne une tout autre motivation. N´y a-t-il pas ici une peur de l´orgasme, en tant que peur de la dilution onirique du soi ?

Effectivement, l´orgasme signifie « petite mort » car en lui s´abolissent pour un instant les frontières de l´individu que nous construisons.

Fuir la mort : cela ne signifierait-il pas, pour cette sexualité centrée autour du mâle, fuir l´union avec la femme ? L´homme comprend-il la peur de la mort comme une peur du matriarcat ?

La chasteté ne peut être que dangereuse ; mais la perte du sperme en tant que perte de la substance même de la vie ne l´est pas moins.

Si un jeune homme néglige sa vie sexuelle, il sera hanté par des fantômes qui surgiront dans ses rêves sous forme de séduisantes jeunes femmes. S´il leur cède, elles suceront sa force vitale. C´est exactement sur ce point que la tradition chinoise rencontre la tradition européenne. Dans le rêve, c´est l´inconscient qui réclame son droit. Ainsi, préconise-t-on des rapports réguliers.

Dans ce sens, la sexualité chinoise semble être serrée dans un étau, entre deux peurs bien distinctes : d´un côté, la peur de perdre sa force vitale à cause d´une retenue sexuelle et de l´autre côté, la peur de perdre sa force vitale par éjaculation.

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Partageant la même condition humaine, c´est-à-dire étant tous nés d´une mère et d´un père qui, sous une forme ou sous une autre, doivent surmonter le complexe d´Œdipe, la sexualité ne peut consister, même en Chine, en autre chose qu´un amalgame de jouissances et d’angoisses. C´est exactement ces éléments que l´on doit rechercher derrière les affirmations inlassables d´une harmonie éternelle.

Que signifie, par exemple, le fait que sur des centaines et des centaines de représentations d´actes sexuels qui se vantent de dresser un inventaire complet de toutes les positions possibles, je n´ai trouvé que deux ou trois scènes de cunnilingus ? Cette position était-elle condamnée? Sur 1 000 images érotiques, seules trois représentent ce motif. N´est-ce pas étrange ?

De même, un autre motif peut nous fournir un indice sur les peurs refoulées.

Sur toutes les images que nous connaissons, les femmes portent leurs chaussures même en étant nues. Jamais la nudité des pieds d´une femme n’est montrée. Ces pieds enserrés dans des chaussures brodées représentaient la plus sublime qualité érotique. Et les petits pieds exerçaient un charme tout particulier sur les hommes que nous ne pouvons saisir aujourd’hui.

Durant la période Ming, cette coutume des pieds enserrés se développa rapidement. Les concubines, les courtisanes, mais aussi les femmes simples, majoritairement les femmes de paysans, eurent ainsi leurs pieds cassés dans leur enfance. Puis ils étaient enveloppés pour le reste de leur vie. Le refus de cette coutume était alors considéré comme honteux. Quand en 1644, on essaya d´abolir cette pratique, les femmes mandchoues firent presque une révolte.

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En effet, ce signe de noblesse était particulièrement chéri parmi les populations les plus pauvres. Le pied enveloppé représentait en même temps le plus fort tabou : si une femme se laissait toucher au pied sans trop de résistance, on pouvait tout espérer d’elle.

Cette coutume fut enfin abolie par Mao Tsê-Tung, en 1949.

Certains auteurs ont soumis l´idée que cette « démarche des lotus d´or » favorisait les réflexes vaginaux, effet que la médecine n´a pourtant pas prouvé.

Étiemble prétend que le pied lié de la femme chinoise « n´a rien à voir avec ce qui fut et qui reste l´essence de l´érotisme chinois : la théorie du Yin et du Yang, le coitus reservatus, le respect de la jouissance du partenaire et le naturel de la sensibilité ».

Ne divise-t-on pas ici ce qui est intimement lié ? Si l´on réfléchit : un pied bot acquis par mille douleurs, des mollets sans profil qui s´enfoncent dans deux bas pleins d´ulcères pénibles : cela n´a rien à voir avec l´érotisme chinois. N´est-ce pas une castration symbolique de la femme ? Une castration qui trouvait sa réparation dans l´orteil avec lequel on avait vite établi une signification phallique ?

Et le conditionnement du corps féminin pendant le XIXe siècle dans des corsages à armatures, n´a-t-il pas non plus à voir avec l´érotisme européen ? Le corps féminin, sadiquement enlacé et étouffé par des menottes et des ceintures : n´est-ce pas un indice fondamental de la peur primaire de la femme ?

Il est évident que persiste une sorte d’idéologie qui embellit la sexualité chinoise, mais qui n´est pourtant rien d´autre qu´une conscience erronée. Comme l’écrivait Bougainville, en 1771, dans son Voyage autour du monde, ainsi que dans d´autres récits exotiques du XVIIIe siècle, il est souvent expliqué que la sexualité chinoise critique notre « état déchu et décadent » tout en cachant leur conservatisme sexuel et leur morale démodée.

Peut-être moi aussi, ne suis-je qu´un Européen désespérément décadent qui ne pourra jamais trouver l´approche de ce noble art qu’est l´amour.

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